Par Hassina Mechaï
L’enjeu de cette enquête ? « Les crimes présumés commis sur le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, depuis le 13 juin 2014 ». Autrement dit une compétence territoriale pour la CPI qui inclut la Bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem Est.
Cette décision permet une enquête préliminaire sur des allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en Israël et dans les territoires palestiniens. Cette enquête portera donc sur la guerre à Gaza dite « Bordure protectrice » en 2014. Elle portera aussi sur les marches du retour à Gaza, ainsi que sa politique de colonisation. Tout autant que sur les crimes commis par l’AP ou par le Hamas.
Un long chemin politique et diplomatique a mené à cette décision historique qui ouvrait un pan judiciaire à ce qui est encore appelé le conflit « israélo-palestinien ». Ce chemin, Christophe Oberlin l’a détaillé de façon minutieuse dans son livre « Les dirigeants israéliens devant la Cour pénale internationale, l’enquête » (édition Erick Bonnier).
La traduction du livre en anglais devrait sortir en janvier 2021. Surnommé le chirurgien de Gaza, Christophe Oberlin se rend au moins 3 fois par an à Gaza. Il y opère les handicapés victimes de blessures de guerre et y forme des chirurgiens palestiniens à la microchirurgie et la chirurgie réparatrice. Une connaissance du terrain et des acteurs qui transparaît aussi dans son livre.
Sur le papier, le chemin juridique semble simple. Le 1er janvier 2015, le Gouvernement palestinien avait déposé une déclaration pour les crimes présumés commis sur le territoire palestinien occupé. Le 2 janvier 2015, le Gouvernement de la Palestine a adhéré au Statut de Rome auprès du Secrétaire général de l’Onu.
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La CPI a été créée en 1998, suite à l’incapacité de l’ONU à prévenir le massacre de 8000 musulmans de Bosnie à Srebrenica, et le massacre de 800 000 membres de la tribu Tutsie au Rwanda par la majorité Hutu de ce pays. Christophe Oberlin l’admet, l’action de la Cour a pu être observée avec méfiance par certains pays du Sud.
La faute peut-être au fait qu’elle s’était beaucoup plus intéressée à certains chefs d’État africains et avait négligé l’action des pays occidentaux. Une méfiance qu’Oberlin a pu constater aussi en Palestine, « Jusqu’aux années 2010, la CPI avait effectivement brillé seulement sur le territoire africain. Mais la preuve a été donnée avec notamment l’ouverture d’enquêtes pour l’Afghanistan que la CPI, pour laquelle Bensouda s’est battue, est pour tout le monde. J’entendais aussi dire que la CPI était l’ONU, donc la justice des vainqueurs. Il y a fallu un long cheminement pour convaincre les autorités politiques que l’outil judiciaire était pertinent ».
Ce que révèle le livre est l’envers politique et diplomatique. Un envers chaotique s’il en est. Pour écrire son livre, Christophe Oberlin a dû se plonger dans les arcanes et méandres du droit international, notamment dans sa dimension pénale.
Pour ce faire, il dit avoir appliqué « la même méticulosité » qu’il met dans son métier de chirurgien. « En médecine, chaque affirmation doit être référencée. Les évènements politiques et actes juridiques que je décris sont accessibles à chacun. Ainsi les décisions et débats de la CPI sont disponibles sur son site : mémoires, échanges, décisions » explique-t-il à MEMO.
Pour être certain de la rigueur de son exposé, Christophe Oberlin a aussi beaucoup échangé avec maître Gilles Devers, avocat accrédité auprès de la CPI. Gilles Devers a été l’un des porte-parole d’un groupe de 350 ONG représenté par 40 avocats chargé du traitement d’une requête en justice auprès la Cour pénale internationale pour crimes de guerre lors de la guerre de Gaza de 2008-2009.
Autre source, les milliers de documents qui ont fuité sur Wikileaks sur la Palestine, les Palestine papers. Ces documents comportent les verbatim de réunions entre la cellule de négociation palestinienne et la partie israélienne. « Il a été saisissant de se plonger dans ces documents » détaille Oberlin. « Ce qui m’a frappé est à la fois la méconnaissance des politiques palestiniens concernant le droit pénal international mais également la politique tout à fait politicienne que l’on observe quand il s’est agi d’aller devant la CPI ou de négocier avec Israël. L’opposition entre l’AP et le Hamas ressort particulièrement. L’AP semblait n’avoir qu’un but : ne rien faire qui puisse être considéré comme une victoire du Hamas ».
Le livre détaille effectivement les atermoiements du président Abbas à saisir la CPI.
Oberlin l’explique d’abord par la structure même de l’AP. « L’AP est une forme d’ersatz sur le plan juridique. Elle est issue des accords d’Oslo qui conditionnent de nombreux points à la volonté de la partie israélienne. Cette AP peut devenir un jour un Etat mais à condition que la partie israélienne accepte. Une condition préalable posée en contradiction de toutes les règles du droit international. Ensuite, l’AP est un régime qui est très loin de la démocratie. Depuis 2009 au moins, le parlement et le président sont illégaux. Ce qui prévaut est l’autorité du chef et de son entourage. Certains dans cet entourage sont directement liés à la partie israélienne et ne s’en cachent pas ».
Même s’il n’avance aucune certitude, on saisit cependant, à travers les échanges, quelques pistes de réflexions qui émaillent le livre : « Cette hésitation a porté sur le fait de ratifier l’accession à la CPI et surtout hésitation à la demande d’une ouverture d’enquête. Mahmoud Abbas a cédé sur ces deux fois. Cette demande aurait pu être faite beaucoup plus tôt. Pourquoi si tard ? De nombreuses personnes ont perdu la vie pendant cette période d’hésitation. Il semble qu’adhérer ou ne pas adhérer à la CPI a été utilisée longtemps par Mahmoud Abbas comme un outil politique. C’est là l’erreur fondamentale. La politique et le droit sont deux choses différentes. Une fois l’enquête ouverte, ce n’est plus que du droit ».
Ce qui frappe à travers l’ouvrage d’Oberlin est donc cette activité diplomatique et juridique qui a prévalu à Gaza. Ce travail tranche avec la passivité de l’AP qui semble plus suivre le mouvement que l’impulser ou l’anticiper. C’est de Gaza qu’est partie une plainte à la CPI en 2010. C’est aussi de Gaza qu’est partie au milieu de la guerre de 2014 une seconde plainte.
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Du côté AP, « le ministre de la Justice avait déposé plainte en 2010 sans faire participer le chef de l’État. C’était une plainte d’une autorité de l’État et non de l’État. Ces plaintes n’ont donc pas pu être prises en compte. C’est seulement quand l’État a adhéré à la CPI et a demandé une enquête en 2018 qu’elles ont pu l’être » explique Oberlin.
Mais d’autres questions, juridiques celles-là, ont pu ralentir la saisine de la CPI. Le principal obstacle juridique centrale a été que selon le Statut de Rome, seuls les États peuvent reconnaître la compétence de la CPI sur leur territoire et leurs nationaux. Toute la question était de savoir si la Palestine réunissait les conditions pour pouvoir être qualifiée d’État.
En 2009, une première requête avait été déposée par l’Autorité palestinienne. Cette requête avait été rejetée en 2012 par l’ancien procureur Luis Moreno Ocampo au motif de sa difficulté de trancher sur la condition d’État ou pas de la Palestine. Le procureur avait renvoyé à l’Onu de trancher sur ce statut de « pays observateur » dont disposait la Palestine.
Autre point juridique, Israël n’est pas membre de la CPI. Le pays avait finalement refusé de signer et de ratifier le Statut de Rome, suite à sa reconnaissance du transfert de population civile et colonies de peuplement en tant que crime de guerre, en plus des crimes tels que le génocide, l’agression, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.
Pourtant Israël est très attentif à l’action de la CPI. Le Procureur Général d’Israël, Avichaï Mandelblit, avait ainsi publié un mémorandum plusieurs heures avant l’annonce de la Procureure Bensouda concernant la compétence de la CPI en Israël/Palestine. Mandelblit déployait un argumentaire selon lequel seuls les états souverains peuvent être membres du Statut de Rome et déléguer leur compétence à la CPI. Or, selon ce mémorandum, la Palestine n’est pas un État. Il se concentre notamment sur le fait incontestable que la Palestine n’est pas un état souverain, tout en niant toute occupation. Or comme le note Hagaï El-Ad de l’ONG Betselem qui avait établi un contre-argumentaire à celui de Manderblit, « La Palestine n’est pas un « État souverain » précisément parce qu’elle est sous occupation israélienne ».
Pour Oberlin, « nulle part n’apparaît le mot ‘souverain’ dans le traité de Rome ». Il souligne « la contradiction » des arguments israéliens et précise : « Selon les conventions de La Haye, l’état d’occupation qui empêche la souveraineté ne fait pas disparaître la notion d’État. La CPI a accepté la Palestine comme État en lui donnant tous les droits et devoirs de membre. Ceci ne présume pas des frontières ni que la Palestine remplit toutes les conditions selon les définitions géopolitiques. Bensouda dans ses mémoires précise que le droit d’autodétermination n’est pas inclus dans les accords d’Oslo et que ce droit peut se concrétiser sous la forme de deux États mais aussi sous la forme de l’intégration volontaire à un autre État. Autrement dit, elle laisse la porte ouverte à un État unique auquel les Palestiniens se rattacheraient dans le cas de l’autodétermination. Elle ne fait pas de politique et n’augure pas des frontières futures d’un ou deux États. Elle dit seulement qu’au regard de la CPI, la quasi-totalité des membres de la CPI (à part le Canada) a accepté la Palestine comme membre ».
Quant à la question de la compétence de la CPI, Oberlin rappelle le principe de complémentarité. La CPI n’est compétente que dans le cas d’un État qui n’a pas de système judiciaire efficace pour engager des poursuites, et qu’il y a manque de capacité ou de volonté politique. Pour Oberlin, c’est aussi parce que la Palestine est dans l’empêchement de juger par elle-même des crimes commis qu’elle a dû en référer à la CPI.
Oberlin détaille également avec quelle minutie les dossiers déposés auprès de la CPI ont été établis. Des milliers de dossier qui sont parvenus, notamment de Gaza, « dans une forme acceptable pour la CPI » laquelle, rappelle Oberlin, n’a pas les moyens de son immense tâche. « Le bureau du procureur comporte 30 personnes, qui doivent gérer tous les crimes dont ils sont saisis pour décider ou pas de l’ouverture d’une enquête. Cela est en inadéquation avec la tâche immense. D’autant que cette CPI n’a pas de budget propre et de police ».
Est donc décrite la manière tout à fait professionnelle dont ont été organisés l’investigation et le recueil de preuve, la chaîne d’éléments qui aboutit à des dossiers individuels très solides. « C’est là un immense travail de collectage avec des vidéos, des audios, des rapports d’autopsie, des prélèvements sanguins ou autres, avec tous les éléments de preuve qui permettent de porter un jugement. Grâce à ce travail, après 5 ans d’enquête préliminaire, Fatou Bensouda a dit sans ambiguïté que tous les éléments étaient rassemblés pour ouvrir une enquête ».
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Résultat, « plus de 2400 plaintes individuelles, celles qui font le plus peur à Israël d’ailleurs, ont été enregistrées ».
Oberlin en est certain, l’avenir est à la judiciarisation de la question palestinienne. Selon lui, dans les prochains mois vont venir les enquêtes et auditions. Des convocations de responsables israéliens aussi. « Israël a déjà constitué une liste de responsables auxquels sera conseillé de ne pas voyager dans les 123 pays qui ont adhéré à la CPI et qui se sont donc engagés à livrer toute personne présente sur son territoire et réclamée par la CPI. Cela ne veut pas dire que demain un État européen déférera un responsable israélien à la CPI. Mais un paysage militant sera là pour dénoncer ces pays qui, bien qu’adhérents au statut de Rome, ne remplissent pas leur devoir. Cela va faire réfléchir la partie israélienne dans la préconisation de la violence qu’elle a utilisée jusque-là. Peut-être assez pour l’inciter à une forme d’atténuation de cette violence ».
Reste la dimension internationale de ce dossier, notamment le rôle des États-Unis. Le pays n’est pas membre de la CPI. Pour mémoire, si le président Bill Clinton avait signé le Statut de Rome en 2000, il ne l’avait pas envoyé au Sénat américain pour ratification. En 2002, l’administration Bush avait informé au Secrétaire général de l’ONU que les États-Unis n’avaient nulle intention de ratifier le Statut de Rome.
En mars 2019, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a averti que Washington imposerait des restrictions à tout membre du personnel de la CPI qui enquêtait sur des citoyens américains ou alliés. Le département d’État américain a par la suite annulé le visa d’entrée aux États-Unis délivré à Fatou Bensouda, procureure en chef de la CPI.
* Hassina Mechaï est une journaliste franco-algérienne qui vit à Paris. Diplômée en droit et relations internationales, elle est spécialisée dans l’Afrique et le Moyen-Orient. Ses sujets de réflexion sont la gouvernance mondiale, la société civile et l’opinion publique, le soft power médiatique et culturel. Elle a travaillé pour divers médias français, africains et arabes, dont Le Point, RFI, Afrique magazine, Africa 24, Al Qarra et Respect magazine. Son compte Twitter.
26 novembre 2020 – Version française gracieusement transmise par H. Mechaï – Version anglaise sur Middle East Monitor