La Russie, l’Ukraine, Israël et les limites de BDS
Carnegie Hall annonce que le chef d’orchestre Valery Gergiev, un ami du président russe Poutine, ne dirigera plus une série de concerts, à cause de la condamnation internationale de l’invasion russe de l’Ukraine.
Ceux qui boycottent la Russie avec passion devraient envisager les mêmes moyens pour aider les Palestiniens à vaincre l’apartheid israélien.
Par Jonathan Ofir 28 février 2022 5
J’ai été vraiment surpris de voir la mobilisation populaire des Danois en faveur d’un large boycott de la Russie ces derniers jours.
Vendredi, j’étais à Aarhus, la deuxième plus grande ville du Danemark. C’était assez dramatique. Le drapeau ukrainien était accroché sur le mur de l’hôtel de ville à côté du drapeau danois. Le soir, un concert de gala avec la soprano-star Anna Netrebko, née en Russie, a été annulé une heure avant le début, par elle-même : elle est connue pour être une fan de Poutine, une partie du public faisait campagne pour la boycotter, des politiciens de la municipalité se sont retrouvés à faire aussi pression pour cela. Bien que la salle n’ait pas annulé (ils auraient eu besoin d’un mandat politique), Netrebko a finalement décidé de le faire, mentionnant comme raison « la situation actuelle » et des « jours tristes ». Le lendemain, la municipalité avait déjà obtenu le mandat de plus haut, et annonçait que le spectacle de ballet russe prévu cette semaine devrait être annulé. Aux nouvelles, j’ai entendu que de grandes chaînes de supermarché enlevaient les produits russes des étagères.
La chanteuse Anna Netrebko et Vladimir Poutine. Par Wikimedia, à la remise des prix nationaux 2004 de la Fédération de Russie.
De l’autre côté de l’Atlantique, le New York Times informe de l’annulation de spectacles musicaux par des Russes :
« Valery Gergiev, un supporter de Poutin, ne dirigera pas à Carnegie Hall… Carnegie Hall et le Philharmonique de Vienne ont annoncé jeudi que le chef d’orchestre russe Valery Gergiev, ami et supporter important du président Vladimir V. Poutine de Russie, n’y conduirait plus une série de concerts prévus cette semaine, en raison de la condamnation internationale croissante de l’invasion de l’Ukraine par M. Poutine … Carnegie et le Philharmonique ont aussi déclaré que le pianiste russe Denis Matsuev, qui devait jouer avec M. Gergiev et l’orchestre vendredi, n’apparaîtrait pas. M. Matsuev est aussi un collaborateur of M. Poutine ; en 2014, il a exprimé son soutien à l’annexion de la Crimée ».
L’Union européenne de radio-télévision a récemment annoncé qu’aucun « Russe ne participera au Concours de l’Eurovision de cette année », parce qu’« inclure une entrée russe dans le Concours de cette année soumettrait la compétition à controverse ». Il vaut la peine de rappeler comment en 2019, quand le Concours avait lieu en Israël, le diffuseur islandais avait reçu une amende de 5000 euros après avoir montré un groupe islandais qui ne faisait qu’agiter un drapeau palestinien dans la chambre verte, pour avoir brisé la prétendue « règle de pas-de-politique ».
Et le football, aussi. La FIFA a déclaré :
« Aucune compétition internationale ne se jouera sur le territoire de la Russie, les matchs ‘à la maison’ étant joués sur un territoire neutre et sans spectateurs … L’association membre représentant la Russie participera à toute compétition sous le nom d’« Union de football de Russie » (RFU) et non de « Russie » … Aucun drapeau ou hymne de Russie ne sera utilisé dans les matchs où des équipes de la RFU participe. »
Rappelons nous maintenant que l’accrochage par l’équipe écossaise de football Celtic de drapeaux palestiniens l’an dernier a été considéré comme « inacceptable » et qu’en 2014 le club a eu une amende de plus de 18000 dollars de l’UEFA parce que les fans avaient agité des drapeaux palestiniens lors d’un match. Il est isntructif que la Ligue 1 et l’Association de football du Royaume-Uni auraient maintenant donné le feu vert pour que les fans agitent le drapeau ukrainien pendant les matchs de football.
Et n’est-ce pas intéressant de se souvenir comment, en janvier, l’actrice Emma Watson a partagé une image assez modérée sur la solidarité et la Palestine – et a reçu une salve de diffamation de la part d’apologistes d’Israël, y compris l’ancien ambassadeur aux Nations Unies Danny Danon qui l’a traitée d’antisémite ?
Donc il y a une sélectivité sur ce contre quoi il est légitime de protester, sur les drapeaux qui sont légitimes, pour ne pas mentionner sur le pays qui peut ou ne peut pas être boycotté. Laissant de côté pour le moment l’hypocrisie et les doubles standards, et revenant à la question Russie-Ukraine en elle-même, je pense qu’il y a un énorme accord sur ce qui se passe, et regardez comme il est étendu. L’indignation va jusqu’aux personnes individuelles et à leur soutien politique de Poutine. C’est sans aucun doute une décision très tranchante du point de vue de la libre parole et de la liberté académique que celle d’annuler et de boycotter des artistes individuels pour leurs convictions présumées ou leur nationalité. Pourtant il y a un accord non seulement pour que cela ait lieu, mais aussi sur le fait que c’est logique et qu’il y a une justification morale pour cela — la Russie doit être rejetée.
Ce ne sont pas seulement des boycotts, ce sont aussi des désinvestissements et des sanctions — c’est partout.
Et maintenant, revenons sur la Palestine et BDS.
La campagne pour les Boycotts, désinvestissements et sanctions (BDS), un appel de 2005 de la société civile palestinienne en réponse à l’agression annexioniste israélienne, a été accueillie par des accusations sans fin d’illégitimité, a été appelée antisémite d’innombrables fois, a été mise hors la loi dans une majorité d’Etats américains et dans d’autres pays (Canada, France) et a été condamnée par beaucoup de résolutions parlementaires, y compris en Allemagne. L’Allemagne, qui a condamné BDS pour être antisémite et donc illégitime, va maintenant au-delà de sa politique de ne pas envoyer d’armes dans des zones de conflit, en armant directement l’Ukraine.
Il est clair que quand une cause politique est considérée suffisamment juste, non seulement boycotter, désinvestir et sanctionner, mais même armer directement la partie qui est vue comme attaquée, sera naturel.
Israël ne fait pas qu’envahir la Palestine, ou que l’annexer— il dirige un système colonialiste d’apartheid et l’a fait en réalité depuis son établissement (voir le rapport récent d’Amnesty). Amnesty a rejoint Human Rights Watch, l’organisation israélienne B’Tselem et une foule d’organisations palestiniennes et d’autres qui ont indiqué cette réalité. Si certains peuvent être en désaccord sur le moment où cette réalité a commencé et sur l’endroit où elle est la plus apparente, il n’y a pratiquement pas de désaccord sur le fait qu’Israël l’institue, excepté parmi les apologistes irréductibles d’Israël.
La Russie croit qu’elle retourne dans les pays qu’elle a « de manière désastreuse » perdus dans les machinations occidentales. Israël croit qu’il retourne à sa terre promise.
Mais alors que les boycotts, désinvestissements et sanctions contre la Russie sont accueillis avec l’approbation occidentale et sont vus comme témoignant d’une ossature morale, BDS en faveur des droits palestiniens est présenté comme fanatique. La ligne usée de la propagande (hasbara) israélienne là-dessus est qu’Israël est le « seul Etat juif » et donc que de telles mesures contre lui sont singulièrement antisémites, en le singularisant ainsi. Nous savons déjà que BDS ne singularise pas Israël. Regardez la Russie. Est-ce que la Russie est singularisée ? Est-ce qu’elle n’est pas le « seul Etat russe » ? Pourquoi Israël devrait-il obtenir un passe droit parce qu’il est « le seul Etat juif » ? Et le motif de telles actions destinées à limiter la Russie est-il le pur signe d’un sentiment « anti-russe » ? Bon, si vous êtes Poutine, çà l’est.
Et regardez comment le mouvement BDS fait soigneusement campagne, également dans la sphère du boycott culturel, pour s’assurer que cela ne devienne pas un boycott personnel d’individus parce qu’ils seraient Israéliens :
« Ancré dans les préceptes du droit international et des droits humains universels, le mouvement BDS, y compris PACBI, rejette par principe les boycotts d’individus fondés sur leur identité (telle que la citoyenneté, la race, le genre ou la religion) ou leur opinion. Une simple affiliation de travailleurs culturels israéliens à une institution culturelle israélienne n’est donc pas un motif pour appliquer le boycott. Si cependant, l’individu représente l’Etat d’Israël ou une institution israélienne complice, ou est chargé de/recruté pour participer aux efforts d’Israël pour « se donner une nouvelle image », alors ses activités sont sujettes au boycott institutionnel auquel appelle le mouvement BDS … Les produits culturels israéliens (contrairement aux événements publics) qui sont subventionnés par des organes israéliens officiels mais non commandités ou autrement attachés à un quelconque lien politique ne sont pas en soi sujets au boycott.
En ce sens, le mouvement BDS accepte un boycott plus doux que ce qui était appliqué dans l’Afrique du Sud de l’apartheid et que celui qui est maintenant directement appliqué à la Russie. En Europe, lesproduits israéliens ne sont pas bannis — l’Europe s’est arrangée pour prendre la mesure « radicale » de marquer les produits des colonies plutôt que de les vendre comme « made in Israël », au consommateur de décider s’il veut, ou ne veut pas, être directement complice de financer des crimes de guerre. Mais enlever complètement ces produits de l’étagère ? Quoi, ce n’est pas comme si c’était la Russie !
Si les supermarchés ici enlevaient tous les produits israéliens des étagères comme ils le font avec les produits russes (parce qu’après tout ce n’est pas juste Poutine ou Bennett, il est question d’un Etat entier qui est coupable), nous entendrions immédiatement des cris assourdissants sur l’antisémitisme et l’animosité contre Israël ; et la Russie alors ?
Au total, la raison pour laquelle BDS est tellement moins populaire que les boycotts contre la Russie en Occident est vraiment juste du racisme contre les Palestiniens. Et c’est l’ironie — les apologistes d’Israël projettent leur propre racisme contre ceux qui soutiendraient l’opprimé. Néanmoins, BDS a un considérable soutien populaire, qui peut être vu dans un sondage de 2019 aux Etats-Unis par l’université du Maryland, montrant que dans la moitié des répondants qui ont effectivement entendu parler du mouvement BDS, environ la moitié des répondants démocrates le soutenaient. Il avait seulement 8% de soutiens parmi les Républicains. Même s’il n’est encore soutenu que par une minorité, celle-ci est considérable. D’un autre côté, la législation contre BDS suggère que l’élite politique est déconnectée du peuple. Et il ne s’agit pas seulement de soutenir ou ne pas soutenir — la majorité de l’élite politique le met directement hors la loi — pour le compte d’Israël, au prix du Premier Amendement de la constitution américaine lui-même. Cela suggère que l’élite politique s’est arrangée pour passer par-dessus la tête du peuple et censure un mouvement populaire pour la justice, la liberté et l’égalité.
Pour revenir à mes expériences au Danemark, il y avait ici une vague de mobilisation populaire. Le public n’a pas attendu les politiciens — le soutien populaire pour le boycott a montré la voie, et les politiciens ont suivi. C’est ce que la pression de la base signifie et c’est ce qu’Israël cherche à entraver. Le potentiel pour un mouvement BDS massif afin de faire rendre des comptes à Israël pour ses crimes contre l’humanité est là — il a juste besoin de surmonter les obstacles qu’Israël place internationalement, en essayant de déshonorer et de mettre hors la loi ceux qui cherchent à soutenir les opprimés.
Ceux qui trouvent que nous sommes à un moment exceptionnel de clarté à propos des boycotts et de leur légitimité (puisqu’ils boycottent la Russie avec passion) devraient prendre un moment pour considérer pourquoi les mêmes moyens non-violents ne devraient pas être appliqués pour aider les Palestiniens contre l’oppression de l’apartheid. Et s’ils pouvaient voir à travers la propagande russe, je suis sûr qu’ils peuvent aussi voir à travers la hasbara israélienne.
Trad. CG pour BDS France Montpellier
