Dans le contexte des mobilisations en Israël contre le mandat de Benjamin Netanyahou au nom d’une prétendue démocratie israélienne à préserver, nous publions ce billet d’une grande justesse politique de l’historien Ilan Pappé, paru initialement en anglais dans la New Left Review. L’auteur met en exergue le consensus colonial qui rassemble l’ensemble du champ politique israélien, et rappelle que le sionisme, qu’il soit fascisant ou libéral, réalise invariablement la même politique de rapt de la Palestine et d’apartheid pour les Palestiniens.
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Si l’on suit les nouvelles qui nous parviennent d’Israël ce mois-ci [avril 2023], on pourrait croire que le pays est attaqué de toutes parts. Trois colons anglo-israéliens ont été tués par des militants armés en Cisjordanie ; un touriste italien a été tué et sept autres blessés à Tel-Aviv, dans ce qui pourrait être un accident de voiture mais qui a été largement présenté comme un attentat terroriste ; et les Forces de défense israéliennes ont affirmé avoir intercepté la plus grande salve de roquettes tirées depuis le Liban depuis 2006. Comme c’est généralement le cas, ces reportages ont soigneusement ignoré les champs de bataille de Cisjordanie et de Gaza, où les soldats israéliens assassinent de plus en plus de jeunes Palestiniens, soit en les exécutant, soit en bombardant leurs maisons jusqu’à ce qu’elles soient réduites en poussière. Ce qui est nouveau dans la couverture médiatique, c’est son air de perplexité : comment le gouvernement israélien de droite dure a-t-il pu ne pas assurer la sécurité – ou du moins un sentiment de sécurité – de ses citoyens juifs ? Qui est à blâmer pour cette lacune ?
Pour Benjamin Netanyahou, la responsabilité incombe au mouvement de protestation en cours. Depuis le début du mois de janvier, des centaines de milliers de manifestants se sont opposés à ses réformes judiciaires, qui permettraient la prise de contrôle politique des tribunaux mais aussi d’échapper lui-même à une condamnation dans son procès pour corruption et d’accroître l’influence du judaïsme orthodoxe dans la vie publique et dans le système judiciaire. M. Netanyahou a accusé ses détracteurs de diviser et d’affaiblir la nation, tout en s’en prenant aux soldats de réserve qui ont menacé de ne pas se présenter à leur service si les mesures étaient adoptées. Des personnes de son entourage ont également répandu la rumeur selon laquelle les États-Unis finançaient les manifestants. C’était une nouvelle mensongère, mais elle a eu du poids étant donné la condamnation publique des réformes par le président Biden.
À en juger par les récents sondages, le message de M. Netanyahou n’est pas passé. Pour de nombreux Israéliens, c’est le Premier ministre lui-même qui a créé de tels risques pour la sécurité. Sa popularité a plongé à un niveau historiquement bas et il perdrait probablement les élections si elles avaient lieu aujourd’hui. Après avoir échoué de regagner la confiance d’anciens partisans – en les ramenant dans l’étreinte chaleureuse du consensus sioniste sous la menace d’une guerre supposée venir de l’Iran et de ses alliés – il doit maintenant choisir entre deux options peu attrayantes : soit abandonner les réformes et étouffer la résistance de la rue, soit les poursuivre et aggraver les divisions entre les citoyens juifs. La prédiction selon laquelle ces divisions pourraient miner l’État israélien de l’intérieur semble prématurée à ce stade. Mais il ne fait aucun doute qu’elles ont révélé de graves fissures dans l’édifice sioniste, fissures qui pourraient bien s’élargir au cours des prochaines années.
Si l’effondrement social du pays ne se profile pas à l’horizon, c’est en grande partie à cause de l’énorme appareil de sécurité du pays. Israël est encore, dans une large mesure, une armée avec un État plutôt qu’un État avec une armée. Aucun changement substantiel ne peut être apporté à la politique de sécurité sans l’assentiment de personnalités militaires de premier plan – dont la main ne peut être forcée, même par le nouveau gouvernement autoritaire. Cette strate a clairement signalé sa volonté de maintenir le cadre actuel. En substance, cela signifie qu’il faut continuer à tuer des Palestiniens sans discernement, à démolir des maisons et à sanctionner les pogroms des colons. Cela signifie qu’il faut appliquer une discrimination institutionnalisée à l’encontre des citoyens palestiniens d’Israël, qui se voient refuser le droit à la liberté d’expression et de réunion. Et cela implique le bombardement et la mise sous siège réguliers de Gaza, ainsi que des raids aériens quasi-hebdomadaires sur la Syrie.
Les apparatchiks qui conçoivent et exécutent ces activités constituent le noyau dur des récentes manifestations. Les responsables militaires qui ont commis d’innombrables crimes de guerre dans la bande de Gaza, et avant cela en Cisjordanie et au Liban, jouent aujourd’hui un rôle crucial dans le bloc d’opposition émergent. Ils font partie d’une élite ashkénaze (juive européenne) plus large, qui considère la politique de M. Netanyahou comme une attaque contre ses bases de pouvoir au sein de l’État : non seulement les appareils de sécurité, mais aussi les institutions financières, le système judiciaire et le monde universitaire. Ils estiment que les réformes affaibliraient leur emprise sur ces institutions, tout en renforçant une coalition protestaire de juifs orthodoxes, de colons et de partisans mizrahis (juifs orientaux) du Likoud qui souhaitent rendre Israël plus religieux, plus nationaliste et plus expansionniste. Pour eux, le triomphe de cette coalition néo-sioniste menacerait leur mode de vie séculier, compromettrait la sécurité de l’État et ternirait davantage son image internationale.
Par conséquent, l’image que les médias occidentaux donnent des manifestations, à savoir une tentative de sauver la démocratie israélienne d’un débordement politique, est fortement déformée. Le mouvement ne cherche pas à protéger les droits des minorités (ce qui est le premier devoir de toute démocratie) et encore moins les droits des Palestiniens de part et d’autre de la ligne verte. Au cours des cent premiers jours du nouveau gouvernement, alors que les Juifs israéliens laïcs se battaient pour préserver leur hégémonie, près d’une centaine de Palestiniens – dont de nombreux enfants – ont été tués par les forces armées israéliennes. Cette vague de meurtres n’a été mentionnée dans aucune des manifestations. Ceux qui ont tenté de hisser des drapeaux palestiniens à côté des drapeaux israéliens ont été expulsés de force. Les Arabes n’ont manifestement pas leur place dans cette querelle entre les familles juives d’Israël.
Les manifestants sont plutôt motivés par ce que l’on pourrait appeler le fantasme d’Israël : celui d’un État démocratique laïc disposant d’un capital moral suffisant pour justifier son occupation de la Palestine, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. Ils sont heureux d’être considérés comme une nation exceptionnelle – qui doit soumettre les Arabes pour préserver le rêve d’une patrie juive – mais ils sont également prêts à tout pour se conformer aux normes « civilisées » du Nord. Leur sionisme libéral est fondé sur une série d’oxymores : Israël en tant qu’occupant éclairé, agent bienveillant de nettoyage ethnique, État d’apartheid progressiste. Grâce au gouvernement de Netanyahou, cette image est aujourd’hui menacée ; ses contradictions ne sont plus maîtrisables. La réputation de l’État est mise à mal non seulement au niveau national, mais aussi au sein de la « communauté internationale » qui salue généralement Israël comme la seule démocratie du Moyen-Orient et Tel-Aviv comme la capitale mondiale des personnes LGBT+, tout en ignorant le ghetto assiégé de Gaza, situé à quelques kilomètres au sud.
C’est pourquoi un demi-million de Juifs – pour la plupart libéraux, laïques et d’origine occidentale – sont descendus dans la rue pour défendre le régime d’apartheid. Bien qu’ils aient forcé M. Netanyahou à retarder les changements qu’il proposait, leurs chances de succès restent incertaines. Même si les réformes sont abandonnées, Israël sera toujours divisé de manière constitutive, avec une Tel Aviv laïque coexistant avec une Jérusalem religieuse. Personne ne sait comment cette tension pourrait se manifester sur le plan politique. Mais une chose est sûre : elle n’aura que peu d’effets concrets sur la politique de l’État à l’égard des Palestiniens. Malgré toutes leurs différences, les deux camps israéliens sont unis dans leur soutien au projet de colonisation sur lequel la nation a été construite. Le colonialisme de peuplement implique invariablement la déshumanisation des peuples colonisés, considérés comme le principal obstacle à l’harmonie politique. Il repose sur la volonté d’éliminer la population autochtone, soit par le génocide, soit par le nettoyage ethnique, soit par la création d’enclaves et de ghettos. En Israël, tout Palestinien doit être perçu comme un sauvage ou un terroriste potentiel, tout territoire palestinien comme un théâtre de guerre.
Cette logique sous-jacente signifie que les Palestiniens n’ont rien à gagner d’un retour au statu quo ante. En effet, le gouvernement précédent, dirigé par le « centriste » Yair Lapid, était tout aussi déterminé à maintenir la violence de l’occupation. L’inclusion d’un parti arabe n’a apporté aucun avantage tangible à la minorité palestinienne d’Israël. Les Palestiniens sont toujours susceptibles d’être abattus par des gangs criminels ou des policiers à la gâchette facile, tandis que l’État ferme les yeux ; ils sont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone en vertu de la loi d’apartheid de 2018 ; ils font toujours l’objet d’une discrimination juridique et financière ; et ils sont toujours étranglés dans l’espace par la prolifération des villes et des colonies juives. En prônant la « démocratie » tout en ignorant ces abus, la vague actuelle de protestation a mis en évidence le paradoxe fondamental d’Israël : il ne peut être à la fois démocratique et juif. Il sera soit un État juif raciste, soit un État démocratique pour tous ses citoyens. Il n’y a pas de juste milieu.
C’est précisément pour cette raison qu’Israël est aujourd’hui perçu de façon négative par une grande partie de la population mondiale. Bien qu’il soit parvenu jusqu’à présent à maintenir des alliances stratégiques avec des gouvernements occidentaux, du monde arabe et parfois du Sud, il risque de s’isoler sur le plan international. Les manifestants craignent à juste titre que si le pays ne peut maintenir son image fantasmée, il pourrait subir un sort similaire à celui de l’Afrique du Sud de l’apartheid : un déclin progressif de sa crédibilité, de sorte que la politique d’en bas acquiert la capacité d’influencer la politique d’en haut. Dans ce cas, Israël pourrait encore être viable grâce à sa puissance militaire, mais rien de plus. Le projet sioniste pourrait s’en trouver gravement compromis, mais, comme dans le cas de l’Afrique du Sud dans les années 1980, le régime pourrait aussi tenter de se sauver en recourant aux pires formes de brutalité.
L’une des principales différences entre les opposants et les partisans du gouvernement actuel est que les premiers se soucient de ce que la société civile mondiale pense d’Israël, alors que les seconds ne s’en soucient pas. L’élite ashkénaze défend une forme de « sionisme à visage humain » que l’administration d’extrême droite est de plus en plus disposée à abandonner. L’issue de ce conflit déterminera en partie si Israël peut préserver son aura d’immunité et d’exceptionnalisme. Au cours de l’histoire récente d’Israël et de la Palestine, l’opinion mondiale a souvent été détournée par d’autres événements : d’abord le printemps arabe, puis la guerre en Ukraine. Mais la cause des Palestiniens a perduré malgré cette attention hésitante. Peut-elle profiter du moment présent pour faire d’Israël un paria international ?
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Traduction de l’anglais : Stathis Kouvélakis.
Illustration : « La prison », Hamed Abdalla, 1976. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.