La porte pivotante de l’AP : politique clé de la coordination sécuritaire

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par Alaa Tartir

le 7 août 2023

Aperçu

A ce jour, 2023 est l’année la plus mortelle enregistrée depuis 2005 en Cisjordanie pour les Palestiniens, résultat largement dû aux opérations violentes du régime israélien à Jénine et à Naplouse pour réprimer la mobilisation et la résistance armée des Palestiniens. Tandis que l’Autorité Palestinienne (AP) a été largement absente pendant les raids de l’armée israélienne, elle a rapidement cherché à rétablir le semblant de contrôle qui a suivi leur conclusion. Peu après le retrait israélien de Jénine en juillet, le président de l’AP Mahmoud Abbas a rendu visite à la ville pour la première fois depuis 2012, accompagné par une pléthore de forces de sécurité. Quelques jours plus tard, l’AP a entamé une campagne de répression de son cru, arrêtant des membres du Jihad Islamic et d’autres factions à Jénine et à travers la Cisjordanie.

Un cycle de ce genre comporte une composante essentielle de la coordination sécuritaire AP-Israël : la porte pivotante / al-bab al-dawaar. Cette note politique examine le protocole, le situant à l’intérieur d’un plus large « paradigme de collaboration». Elle précise à quoi ressemble en pratique la porte pivotante et propose des recommandations à la fois à la direction palestinienne et à la société civile pour trouver des moyens de progresser qui pourraient aider à mettre en place la responsabilité, la réparation et la réconciliation.

Qu’est-ce que la porte pivotante ?

La coordination sécuritaire était l’élément déterminant des Accords d’Oslo et reste, d’après ses défenseurs, une part essentielle de la stabilité, de la paix et de la construction d’un État. Elle est largement perçue par ces acteurs comme un signe de la capacité à gouverner de l’AP et assure la préservation du statu quo. En fait, l’AP a elle-même prétendu que la coordination sécuritaire « fait partie intégrante de notre stratégie de libération »2.

La politique de la porte pivotante met en lumière les intérêts partagés à la fois de l’AP et du régime israélien : réprimer et réduire au silence la résistance palestinienne.

La coordination entre l’AP et le régime israélien se manifeste de diverses manières. Un élément essentiel est la politique de la porte pivotante. C’est un mécanisme transactionnel et opérationnel selon lequel les militants, les combattants de la résistance et les membres palestiniens de l’opposition sont emprisonnés par les autorités israéliennes ou palestiniennes, puis indirectement transmis à l’autre une fois libérés.

Par exemple, l’AP peut rechercher, arrêter et emprisonner un individu pendant une certaine période. Dès après sa libération, l’individu sera alors arrêté par les autorités israéliennes et l’AP partagera alors le dossier de sécurité du détenu avec ses homologues israéliens. La politique de la porte pivotante fonctionne également dans l’autre sens : une fois que les Palestiniens sont libérés des prisons israéliennes, les forces de sécurité de l’AP peuvent alors les arrêter.

Alors que les organisations indépendantes des droits de l’homme ont depuis longtemps fourni des informations sur la politique de la porte pivotante en usage, la direction de l’AP et les membres de l’appareil sécuritaire continuent de nier son existence. Par contre, ils accusent toute expression critique sur ce sujet d’être politiquement pilotée, c’est-à-dire motivée par l’esprit de faction. Néanmoins, quantité de preuves existent qui montrent la mise en œuvre de cette politique.

Une affaire d’intérêts partagés

La coordination sécuritaire criminalise la résistance palestinienne, professionnalise l’autoritarisme palestinien et dénie la sécurité du peuple palestinien, tout en ajoutant de nouvelles couches de répression à un contexte déjà grandement répressif. En particulier, la politique de la porte pivotante met en évidence les intérêts partagés à la fois par l’AP et le régime israélien : réprimer et réduire au silence la résistance palestinienne.

Il faut remarquer qu’elle agit ainsi de façon à préserver la possibilité pour l’AP de nier la localisation de cibles palestiniennes pour le compte d’Israël. En utilisant des moyens pour attraper et relâcher des Palestiniens sous couvert de ses propres intérêts sécuritaires, l’AP sert de sous-traitant au régime israélien tout en gardant les mains ostensiblement propres d’une coordination si explicite et du transfert de prisonniers.

La porte pivotante est le plus souvent utilisée pendant les périodes d’organisation et de résistance populaire palestinienne accrue. Au cours de la décennie précédente, des vagues d’arrestations par l’AP ont suivi les plus grandes opérations militaires israéliennes, avec des campagnes d’arrestations israéliennes s’ensuivant peu après. Depuis 2022, les forces de l’AP ont mené de plus en plus de raids dans Jenine et Naplouse, renouvelant les accusations de pratique de la porte pivotante et la condamnation de la complicité constante de l’AP avec le projet colonial de peuplement du régime israélien.

Recommandations

* L’AP devrait se conformer à l’opinion populaire palestinienne et cesser toute coordination sécuritaire avec Israël, dont l’abandon de la politique de la porte pivotante. Agir ainsi représenterait un pas essentiel dans la facilitation de la réconciliation nationale.

* La direction palestinienne et l’établissement de sa sécurité devraient rejeter toute intervention extérieure ou tout conditionnement politique d’aide qui cherche à s’investir dans la coordination sécuritaire et à la soutenir.

* La société civile palestinienne et les organisations des droits de l’homme devraient continuer à documenter l’installation et les implications de la politique de la porte pivotante en tant que moyen pour tenir l’AP et l’établissement de sa sécurité pour responsables de la Loi Fondamentale palestinienne.

* La direction de l’AP doit s’engager dans une conversation constructive et responsable avec les associations de la société civile palestinienne sur les torts causés par la coordination sécuritaire, dont la politique de la porte pivotante. La responsabilité fait gravement défaut dans la gouvernance palestinienne : un dialogue politique sur ces torts offre une opportunité pour corriger certains des méfaits de l’AP qui entravent depuis longtemps la lutte du peuple palestinien pour sa libération.

 

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1. Cette appellation couramment utilisée est trompeuse : se trouvant dans le cadre du colonialisme de peuplement et de l’apartheid, la coordination et la coopération ne peuvent se comprendre que comme une domination.

2. Alaa Tartir, Outsourcing Repression : Israeli-Palestinian Security Coordination (Afro-Middle East Centre, 2019), 3-4.

Alaa Tartir est conseiller politique et programmatique d’Al-Shabaka. Il est chercheur principal et directeur du Programme du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord à l’Institut International de Recherche de la Paix, ainsi qu’associé de recherche et coordinateur académique à l’Institut d’Études Supérieures de Genève, boursier international à l’Institut de Recherche de la Paix d’Oslo, et membre du conseil d’administration de l’Initiative Arabe de Réforme. Alaa est titulaire d’un doctorat de l’Ecole de Sciences Politiques et Économiques de Londres et est co-auteur de Resisting Domination in Palestine : Mechanisms and Techniques of Control, Coloniality and Settler Colonialism (2023), Political Economy of Palestine : Critical, Interdisciplinary, and Decolonial Perspectives(2022) et Palestine and Rule of Power : Local Dissent vs. International Governance (2019). On peut le suivre sur Twitter (@alaatartir) et on peut accéder à ses publications sur www.alaatartir.com

Traduction : J. Ch. pour BDS France Montpellier

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