Le génocide de Gaza dans les médias occidentaux : coupables de complicité
Introduction
Depuis le début du génocide à Gaza, les bombes et les soldats du régime israélien ont tué au moins 103 journalistes et professionnels des médias palestiniens. Bon nombre de ces personnes ont été tuées alors qu’elles travaillaient activement pour partager avec le monde les atrocités en cours ; d’autres ont été ciblées chez elles, et leur famille a été assassinée en même temps qu’elles. Malgré les attaques délibérées et le contexte catastrophique, des centaines de journalistes et professionnels des médias ont continué à couvrir les évènements et à faire des reportages. Grâce à eux, ceux d’entre nous qui ne sont pas à Gaza peuvent être témoins de la réalité sur le terrain et sont capables de contester les récits des grands médias occidentaux, lesquels, pour l’essentiel, assurent un camouflage au régime israélien.
De fait, non seulement la couverture du génocide par les médias dominants dans les pays occidentaux a manifesté des biais prononcés en faveur du régime israélien, mais elle a aussi montré avec quelle facilité les Palestiniens sont déshumanisés. Craig Mokhiber, ancien responsable chargé des droits humains aux Nations unies, a souligné que l’intentionnalité était souvent ce qu’il y avait de plus difficile à prouver dans un génocide. Dans le cas de l’offensive d’Israël sur Gaza, cependant, c’est le contraire qui se constate : la déshumanisation des Palestiniens est une tactique qui joue à l’évidence un rôle clé. Pour justifier une violence aussi intense et cruelle contre un peuple, il faut d’abord que ce peuple soit privé de la qualité de peuple.
La déshumanisation systématique des Palestiniens
Depuis le début du génocide, nombre de déclarations officielles, d’entretiens et de posts sur les réseaux sociaux émanant de ministres et de politiciens israéliens ont démontré la déshumanisation massive des Palestiniens. Nombre de ces documents ont été utilisés dans le cadre du dossier sud-africain contre le régime israélien à la Cour internationale de justice (CIJ) comme exemples de l’intention génocidaire. Voici quelques-uns de ces cas :
Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre 2023, le président israélien Isaac Herzog déclare que les responsables de la violence ne sont pas seulement les combattants armés mais “une nation entière”, et qu’Israël se battra “jusqu’à leur briser la colonne vertébrale”.
Le 9 octobre 2023, Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, désigne les Palestiniens comme des “animaux humains” et signale que les forces armées israéliennes “agissent en conséquence”. Plus tard, il s’adresse à des troupes israéliennes à la frontière : “Nous éliminerons tout”.
Le 16 octobre 2023, s’adressant officiellement à la Knesset israélienne, Ie Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu déclare que la situation est “un combat entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l’humanité et la loi de la jungle”. Cette formulation a également été postée sur le compte X officiel du Premier ministre, mais elle a été détruite par la suite.
Pour ces politiciens israéliens, les Palestiniens sont considérés, au mieux comme des créatures à abattre, au pire comme les sources d’une malfaisance inhérente. Cette rhétorique est profondément enracinée dans la suprématie et la domination coloniale blanches. De fait, à travers l’Histoire, un langage similaire a été utilisé par la minorité blanche en Afrique du Sud pour se référer à la majorité noire, par les Britanniques se référant aux Indiens, et, plus largement, par des colonisateurs du monde entier pour se référer aux peuples indigènes.
Il est important de dire que ce langage n’est pas l’apanage des politiciens d’extrême-droite. En fait, une grande partie de ce discours est partagée et répétée par de vastes secteurs de la population israélienne, notamment des soldats israéliens sur le terrain à Gaza. La pratique de la déshumanisation des Palestiniens en particulier par les soldats israéliens a eu pour résultat un phénomène horrible entre tous, les “snuff videos”, qui ont massivement circulé sur les plateformes de réseaux sociaux. Dans ces vidéos, on voit des soldats—souvent joyeux—commettre des crimes de guerre contre des Palestiniens et les qualifier de “sous-hommes”. Dans une vidéo, un soldat israélien, vêtu d’un costume de dinosaure, charge des obus d’artillerie dans un char et danse quand les obus sont tirés dans la direction de Gaza. Dans une autre, on voit un soldat dédier une explosion à sa fille, âgée de deux ans, à l’occasion de son anniversaire ; quelques secondes plus tard, un bâtiment d’habitation palestinien visible à l’arrière s’effondre. D’autres vidéos montrent des soldats israéliens mettre le feu à des approvisionnements alimentaires palestiniens dans le contexte d’une campagne d’affamement ou se moquer de civils palestiniens qui ont été déshabillés et regroupés et auxquels on a bandé les yeux.
Ces vidéos ont suscité une forte indignation exprimée sur les réseaux sociaux par les Palestiniens et leurs alliés, beaucoup d’entre eux notant qu’elles devraient être utilisées comme éléments de preuve supplémentaire dans la saisine de la CIJ visant l’État d’Israël. Même ceux qui soutiennent le régime israélien semblent alarmés par l’impudence des soldats israéliens qui partagent ces vidéos. Piers Morgan, animateur de télévision britannique, demandait par exemple : “Pourquoi les soldats israéliens continuent-ils à se filmer en train de faire ces choses grossières, insensibles ? Pourquoi leurs officiers ne les en empêchent-ils pas ? Ça leur donne l’air d’être sans pitié à l’heure où tant d’enfants se font tuer à Gaza.” Pour Morgan, apparemment, le problème ne réside pas dans les actes des soldats mais dans leur diffusion.
Alors que certains se sont demandés comment les soldats israéliens pouvaient s’abaisser à de tels degrés de cruauté, nous devons nous rappeler que la déshumanisation ouvre la voie pour faciliter ce type de comportement. Quand les Palestiniens semblent moins qu’humains, ces actes deviennent admissibles—tant pour les soldats eux-mêmes que pour le public attendu. Dans le même ordre d’idées, ceux qui ne connaissent pas bien le contexte pourraient trouver étrange que ces soldats s’impliquent sans hésitation dans des crimes aussi horribles. Mais ce sont des décennies d’impunité—non seulement pour le régime israélien mais aussi pour les individus israéliens coupables de crimes de guerre—qui nous font aboutir à ce point où un génocide fait l’objet d’une documentation visuelle de la part de ses auteurs.
La complicité des médias occidentaux
Dans l’ensemble, la déshumanisation des Palestiniens par les politiciens comme par les soldats israéliens n’a pas été contestée par les médias occidentaux dominants ; à vrai dire, elle a été massivement régurgitée. Sur ce point, un exemple récent et explicite nous est donné par une chronique de Thomas Friedman publiée dans le New York Times sous le titre “Understanding the Middle East Through the Animal Kingdom” (Comprendre le Moyen-Orient au moyen du règne animal). Dans cet article, Friedman compare différentes populations de la région à divers insectes, tout en assimilant les États-Unis à un lion. Il conclut par cette phrase : “parfois, j’observe le Moyen-Orient en regardant CNN. D’autres fois, je préfère [la chaîne] Animal Planet.”
Au-delà d’une simple répétition des points de vue du régime israélien, les médias occidentaux adoptent volontiers plusieurs éléments supplémentaires impliqués dans la déshumanisation des Palestiniens. Le plus évident est peut-être le cadre de référence de la “guerre contre le terrorisme”—qui consiste à définir un contexte de combat entre le Bien et le Mal, ou entre l’Occident et l’Orient. Ce discours diabolise et dévalue les corps à la peau brune en tant que masse homogène de hordes non civilisées, violentes, sur le point d’envahir la civilisation occidentale. L’utilisation la plus flagrante de cette référence apparaît dans les reportages sur l’opération menée le 7 octobre par le Hamas. En effet, peu après l’opération, divers éditoriaux contenaient des formules comme “déchaînement meurtrier” ou “attaque sanguinaire”. Les journalistes et les organes de presse internationaux regorgeaient de comparaisons avec Daech et d’épouvantables histoires provenant des forces de sécurité israéliennes—des histoires qui allaient être démenties par la suite, même par les médias israéliens.
Des descriptifs tels que meurtriers, assoiffés de sang, barbares et non civilisés sont clairement réservés au Hamas et à d’autres groupes palestiniens ; on ne peut trouver nulle part ces mêmes termes appliqués aux forces du régime israélien, malgré leur massacre de plus de 30 000 Palestiniens en moins de six mois. Une telle déshumanisation sélective est devenue pratique courante dans les organes de presse dominants. On peut en voir un exemple dans la lettre d’une équipe de journalistes de la BBC , qui accusent leur employeur d’appliquer un « double standard sur la manière de voir les civils » et de présenter le Hamas comme « le seul instigateur et perpétrateur de la violence dans la région ».
L’adoption de la perspective de la guerre contre le terrorisme comporte aussi une référence permanente au Hamas – un mouvement désigné comme organisation terroriste par la plupart des gouvernements occidentaux – dans des reportages sur les infrastructures publiques : écoles, hôpitaux et usines. Donc, tout ce qui est du ressort du gouvernement devient une cible affiliée au Hamas – et donc « légitime ». C’est une tactique efficace. Évidemment, si l’on réduit toute une société à une société dirigée par le terrorisme, les crimes de guerre contre sa population sont faciles à justifier. C’est particulièrement le cas des hôpitaux à Gaza, souvent étiquetés par les médias occidentaux comme « gérés par le Hamas ». Cette rhétorique est, bien sûr, réservée au seul territoire de Gaza ; il n’est jamais fait référence à une « gestion Likoud » concernant les hôpitaux et écoles publics israéliens.
Désinfantation des enfants palestiniens
Une autre tactique déshumanisante particulièrement insidieuse réside dans la désaffiliation de l’enfance des enfants palestiniens. Ce concept développé par la professeure Nadera Shelhoub Kevorkian comprend la transformation et la construction « d’enfants colonisés comme d’autres dangereux, racialisés, ce qui permet leur éviction de la sphère de l’enfance elle-même ». En d’autres termes, les enfants palestiniens sont classés comme adultes pour justifier la violence commise à leur endroit.
C’est quelque chose que nous avons vu depuis longtemps dans le traitement par les médias mainstream des enfants palestiniens, mais qui s’est peut-être intensifié ou qui est devenu plus manifeste depuis octobre 2023. Depuis des décennies, les enfants palestiniens se voient cités comme de possibles combattants ou possibles terroristes, manière de justifier les assassinats systématiques contre eux et les emprisonnements dans toute la Palestine. Mais l’échelle de cette extraction de l’enfance dans le génocide en cours est sans précédent et va de pair avec le niveau sans précédent d’enfants tués, qui s’élève à plus que le nombre de toutes les morts d’enfants en quatre ans de conflits dans le monde entier.
Voici quelques exemples de “désinfantation » dans les médias mainstream :
- En novembre 2023, un article du Guardian déclarait que « les femmes et les enfants israéliens » seraient échangés contre des prisonniers palestiniens qui sont « des femmes et des personnes de 18 ans et moins ». Dans ce cas, les enfants israéliens se voyaient accorder leur statut protégé d’enfants, tandis que ce même statut était refusé aux enfants palestiniens. En réponse à cet article particulier, Bisan, une conteuse et journaliste de Gaza, a demandé : « Nos enfants sont-ils moins enfants que les leurs ? »
- De même, durant les échanges d’otages et de prisonniers politiques palestiniens, il était usuel de voir les enfants palestiniens mentionnés comme “adolescents” ou “mineurs.” Si ces termes peuvent être considérés comme pertinents techniquement, leur emploi est une tactique délibérée visant à dépouiller les enfants palestiniens de leur qualité d’enfants, ce qui minimise leur vie et leur souffrance.
- En janvier 2024, un animateur de Sky news a donné l’information suivante : « Une balle perdue a accidentellement fait son chemin dans le véhicule qui était devant et tué une jeune demoiselle de trois ou quatre ans ». Cette « jeune demoiselle » était en fait une enfant palestinienne nommée Ruqaya Ahmad Odeh Jahalin. Elle a été touchée dans le dos par les forces du régime israélien le 7 janvier 2024 alors qu’elle était assise à l’arrière d’un taxi collectif près d’un checkpoint militaire israélien en Cisjordanie occupée.
Des fautes professionnelles chez les journalistes
Une ultime indication des biais des médias occidentaux dans le contexte de la Palestine est le mépris pour la rigueur journalistique et la perpétuation de la désinformation israélienne. C’est ce qui a été le plus manifeste au lendemain du 7 octobre, quand les journalistes des principales plateformes de la presse mainstream telles que CNN, France24, et The Independent, ont largement rapporté une histoire de combattants Hamas décapitant 40 bébés dans la colonie de Kfar Aza. Malgré un démenti rapide — notamment par les déclarations de représentants israéliens officiels — de nombreux journalistes ont omis de retirer leur reportage initial, publiant au mieux des clarifications disant que les allégations ne pouvaient être confirmées.
Tweet : Les conséquences de la complicité des médias occidentaux dans la déshumanisation et la diffusion de la propagande israélienne… ont de graves implications matérielles pour les Palestiniens de Gaza et au-delà.
Les reportages très largement diffusés d’une histoire aussi préjudiciable, sans preuve photographique ou autres moyens de vérifier de façon indépendante les déclarations, renvoie à la tendance actuelle des médias occidentaux à colporter la désinformation israélienne sans contrôle. Comme Tariq Kenney-Shawa le fait remarquer , une bonne part de la propension à faire une exception pour les crimes de guerre israéliens est liée au fait que des journalistes s’abstiennent d’analyser de façon critique les narratifs israéliens face à la toile de fond de l’histoire de désinformation d’Israël.
Le défaut de vérification rigoureuse des faits de la part des journalistes est aussi apparu dans le reportage sur le bombardement de l’Hôpital Al-Ahli. Les services de presse ont été prompts à adopter la version du régime israélien selon laquelle l’hôpital avait été touché par une roquette mal dirigée d’un combattant palestinien. Une série de preuves fabriquées publiée par le régime israélien n’a elle non plus pas été contrôlée jusque bien plus tard. Des organisations indépendantes, notamment Forensic Architecture (Architecture forensique), ont conduit leurs propres investigations, en arrivant aux mêmes conclusions que celles maintenues par les Palestiniens tout du long : à savoir que le régime israélien mentait. Depuis le bombardement de l’Hôpital Al-Ahli, des dizaines d’établissements médicaux ont été attaqués et rendus inopérants par les forces du régime israélien. Les médias occidentaux ont, dans l’ensemble, failli à rendre compte de cela comme stratégie systématique de dévastation des soins de santé à Gaza.
En février 2024, un article du Guardian a mis en lumière ce schéma de biais institutionnel, démontré à CNN, où des travailleurs anonymes ont avancé que la couverture de la Palestine par la chaîne d’information équivalait à une « faute professionnelle journalistique ». Leur rapport révèle que non seulement les journalistes sont obligés de donner la priorité aux récits des officiels israéliens, mais qu’ils sont pareillement confrontés à des restrictions significatives dans le reportage sur les perspectives palestiniennes et les citations des représentants du Hamas. Un employé de CNN a donné les détails suivants : “Il est admis que nous soyons embarqués avec (l’armée israélienne) et que nous produisions des reportages censurés par l’armée, mais nous ne pouvons pas parler à l’organisation qui a gagné la majorité des voix à Gaza, que nous aimions cela ou non. Les téléspectateurs de CNN sont empêchés d’entendre un acteur central de cette affaire ».
Le Guardian rapporte que le directeur principal des normes et pratiques de l’information de CNN a publié une directive au début de novembre 2024, qui interdisait effectivement la retransmission de la plupart des déclarations du Hamas, en les caractérisant de « rhétorique et de propagande inflammatoire ». L’absence, sur les plateformes des médias occidentaux de déclarations de première main du Hamas est certes flagrante ; ils ne sont pas invités à des interviews et leurs reportages et déclarations ne sont pas analysés. Une telle directive aboutit à une description unilatérale du contexte, qui ignore totalement un des acteurs clés impliqués.
Il faut comprendre que les conséquences de la complicité des médias occidentaux dans la déshumanisation des Palestiniens et dans la diffusion de la propagande israélienne ne sont pas simplement reléguées au domaine épistémologique. Ces biais ont au contraire des implications matérielles graves pour les Palestiniens à Gaza et au-delà. Il n’est donc pas exagéré de dire que les médias occidentaux sont complices du génocide en train d’être commis. Élément important, ces organes nocifs offrent un contraste direct avec les courageux journalistes de Gaza, qui continuent à risquer leur vie pour couvrir le génocide en cours et partager la réalité sur le terrain avec le reste du monde.
Yara Hawari est co-directrice d’Al-Shabaka. Elle a précédemment été la responsable de la politique sur la Palestine et analyste senior. Yara a un doctorat en sciences politiques du Moyen Orient de l’Université d’Exeter.
Traduction SF et SM pour BDS France Montpellier