La politique de la trahison : Jénine, Abbas et l’enfer de Gaza

La campagne meurtrière de l’Autorité palestinienne contre la résistance à Jénine brise les anciens tabous concernant l’effusion du sang palestinien. Elle soulève également de profondes questions sur l’avenir de la résistance face au génocide de Gaza.

Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, arrive au camp de réfugiés de Jénine le 12 juillet 2023, à la suite de la plus vaste invasion militaire israélienne du camp depuis la seconde Intifada. (Photo : Thaer Ganaim/APA Images)

Depuis plus de trois semaines, l’Autorité palestinienne mène l’opération « Protection de la nation », une vaste campagne visant à démanteler la résistance palestinienne organisée dans le nord de la Cisjordanie. L’opération vise à désarmer les factions, composées principalement de jeunes hommes des camps de réfugiés, qui se sont implantées à Jénine et dans ses zones rurales au cours des deux dernières années. À ce jour, l’opération a coûté la vie à trois Palestiniens aux mains des forces de sécurité palestiniennes. Deux officiers de l’Autorité palestinienne ont également été tués.

Au cours de l’opération, une vidéo largement diffusée a filmé un jeune combattant palestinien de Jénine affrontant des membres des Forces de sécurité palestiniennes (FSP), un moment lourd des tensions non résolues qui fracturent la société palestinienne. La voix de ce jeune combattant, posée, accablée et accusatrice, est le seul son que l’on entend. Elle traverse la scène, à la fois comme une arme et comme une complainte, accusant les FSP de trahison et déplorant la désintégration d’un objectif national commun. Le jeune homme accable les FSP en invoquant la mémoire des soldats israéliens qui sont tombés ou ont été blessés sur la route même que ces forces utilisent aujourd’hui pour affirmer leur contrôle sur le camp de réfugiés de Jénine – un rappel brûlant des batailles menées par la résistance contre un ennemi d’une puissance écrasante. Une voix masculine qui appelle les FSP à trouver leur virilité en refusant de combattre la résistance et en la rejoignant. Ses mots sont empreints de douleur et d’urgence, il les accuse d’abandonner leur virilité et les implore de ne pas forcer la résistance à avoir recours à la force létale.

Dans un mélange de fureur et de retenue, il souligne la puissance de la résistance palestinienne à Jénine. Des engins explosifs improvisés sont en attente, ne sont pas déclenchés : une retenue calculée destinée communiquer à la fois la puissance et l’objectif, mais aussi le choix de ne pas les faire exploser dans l’invasion des FSP. À la fin du clip, sa voix s’élève jusqu’à un crescendo angoissé : « Ya ayif », s’écrie-t-il, une complainte qui résonne avec le poids de la trahison et de la perte, prononcée dans des moments de profonde déception et d’incrédulité. L’expression Ya Hayif est utilisée familièrement dans tout le Balad al-Sham pour exprimer un profond chagrin, un regret ou une déception face à ce qu’on perçoit comme injuste.

Au cours de la dernière décennie, certains moments ont mis à nu les profondes fractures de la société palestinienne, mais peu ont résonné aussi profondément que la voix d’Aseel Suliman. Le 20 novembre 2020, dans une émission au vitriol qui dura deux minutes, l’animatrice de radio locale s’est livrée à une critique cinglante de la décision de l’Autorité palestinienne de reprendre la coordination de la sécurité avec Israël, une décision que le ministre de la coordination civile, Hussein al-Sheikh, avait incongrûment saluée comme une « victoire pour la Palestine ». La voix de Suliman, tremblante d’indignation, canalisait la frustration d’un public depuis longtemps désillusionné par les tentatives de l’AP de présenter la soumission comme un triomphe. Ses paroles démantelaient la rhétorique creuse et leur clarté tranchait irrésistiblement les couches amoncelées de postures politiques. À la fin de l’émission, elle en appelait à la poésie d’Amal Dunqul, poète égyptien du chagrin et du défi.

Dans son poème « Ne te réconcilie pas » (لا تصالح), Dunqul évoque le spectre d’un Arabe soulagé du fardeau de la honte, une figure qui trahit l’innocence des souvenirs d’enfance et qui, après des années de lutte, choisit la voie de la normalisation avec l’ennemi, dans une soumission tranquille déguisée en pragmatisme. « Mon sang se transformerait-il en eau dans tes yeux ? » écrit-il, faisant ainsi résonner l’accusation comme une douleur aiguë et intime. « Oublierais-tu mes vêtements, trempés de sang ? Te draperais-tu, par-dessus mon sang, de vêtements ornés d’argent et d’or ? ». Ses mots sont implacables, telle une autopsie poétique de la trahison, sondant les intersections malaisantes de la mémoire, de la dignité et de la complicité. Bien qu’écrit comme un hymne contre le spectre menaçant de la paix égyptienne avec Israël en 1976, « Ne te réconcilie pas » de Dunqul a depuis longtemps dépassé ce contexte.

Que ce soit dans le cri angoissé « Ya ayif » qui résonne aujourd’hui dans les batailles de Jénine ou dans la critique acerbe d’Aseel Suliman sur les déclarations de victoire creuses de l’élite dirigeante de Cisjordanie, ces moments de lamentation et de honte sont saturés par une superposition d’émotions et un enchevêtrement des politiques. Ces moments incarnent en effet non seulement l’indignation, mais aussi une réflexion plus profonde sur la perte, la trahison et une aspiration collective profonde à la responsabilité. C’est dans ces espaces de confrontation brute que des personnalités comme Nizar Banat ont émergé, alliant analyse politique percutante et prouesses rhétoriques pour lancer des diatribes cinglantes contre l’Autorité palestinienne. Ce sont des moments d’introspection collective, appesantis par la terreur de se demander « que sommes-nous devenus ? », par le malaise de reconnaître la fragmentation du corps national, par l’incapacité de riposter et par la place complexe de la résistance dans le paysage contemporain de la Palestine.

D’une part, ces lamentations entretiennent un espoir persistant : la conviction, même fragile, que les agents des FSP peuvent encore se racheter, qu’ils peuvent encore être contraints de reconnaître leur complicité, qu’ils peuvent être changés. À un autre niveau, ces lamentations mettent en lumière les choix profondément difficiles auxquels sont confrontés les combattants palestiniens à Jénine et au-delà – un rappel brutal que résister à l’Autorité palestinienne, c’est parfois résister contre ses proches. Riposter, c’est se confronter à soi-même, et cette confrontation met à nu la capacité insidieuse du régime de l’AP à enrôler les corps des jeunes hommes en tant qu’instruments de sa volonté. Comme l’a fait remarquer un Palestinien de Jénine, « ils nous escroquent avec une partie de notre propre chair ».

Il s’agit d’une politique de trahison intime, où les lignes de combat s’estompent, où les combattants sortent des mêmes rues, parlent le même dialecte, mais se font la guerre pour des avenirs qui ne pourraient être plus opposés. La puissance des FSP ne réside pas dans leur capacité opérationnelle ou dans leur formation américaine dispensée en Jordanie et à Jéricho. Leur véritable pouvoir réside dans l’érosion lente et méthodique de la croyance et de la confiance e la résistance – un processus aussi délibéré qu’implacable. En envoyant de jeunes hommes palestiniens affronter de jeunes hommes palestiniens, les FSP orchestrent un théâtre tragique de sang palestinien versé dans des batailles où il n’y a pas de vainqueur. Ce qui se passe n’est pas simplement un choc des armes, mais un duel d’endurance éreintant, un concours pour savoir qui cédera le premier, qui reculera et qui refusera d’aller plus loin. Qui dira : « Le sang palestinien n’en vaut pas la peine ».

Pour de nombreux Palestiniens, le spectre de luttes intestines généralisées apparait trop dévastateur pour être justifié : quels que puissent être la noblesse de la cause, l’urgence du besoin ou même le cynisme profond des motivations. Cependant, dans moment charnière tendu, la capacité de l’Autorité palestinienne à envoyer de jeunes hommes au combat – et à les faire volontairement affronter leurs pairs – révèle le pouvoir troublant de la coopération. À Jénine, un grand nombre des personnes visées par la campagne de l’AP sont des fils ou des parents de membres de la sécurité des FSP, eux-mêmes issus du même tissu social. Nombre d’entre eux sont justement issus des communautés qui s’identifient au Fatah, le parti au pouvoir dans l’Autorité palestinienne, brouillant ainsi les frontières entre loyauté, résistance et trahison, et rendant la confrontation non seulement politique, mais aussi profondément personnelle.

 

La coopération en pleine croissance

Dans le contexte politique actuel, l’une des réalités les plus déconcertantes – et peut-être l’un des signes les plus évidents d’une décadence morale mondiale – est l’incapacité, ou le manque de volonté, du monde à mettre un terme au génocide. Il ne s’agit pas seulement d’une absence d’action, mais d’une normalisation silencieuse de l’atrocité, même parmi ceux qui se disent solidaires de la Palestine. Mais il s’agit aussi de la réalité d’actions de masse n’ayant pas généré assez de puissance pour arrêter ou mettre en pause la machine militaire d’Israël.

La campagne implacable d’Israël contre Gaza, sa transformation de la bande en une ruine apocalyptique, n’est pas seulement une opération militaire. C’est une performance, un spectacle délibéré de cruauté. Forte du soutien stoïque de l’Europe et des États-Unis, cette dévastation diffuse une série de messages effrayants : au monde arabe, un rappel sinistre de son impuissance ; aux Palestiniens, l’insistance sur le fait que la résistance se heurtera à une destruction implacable ; et à ce que l’on appelle le Sud global, un avertissement voilé que lorsque les enjeux augmenteront, les normes et les règles internationales seront abandonnées, au profit de la force sans retenue de l’empire.

Pour les Palestiniens en dehors de Gaza, la violence n’est pas seulement subie, elle est absorbée, intégrée dans leur vie comme s’il s’agissait d’une vérité immuable. Chaque enfant enterré, chaque famille anéantie, chaque maison réduite en ruines leur rappelle leur place dans un monde qui refuse d’arrêter le massacre, voire souvent le permet. À chaque cri provenant de Gaza tombant dans l’oreille d’un sourd, à chaque balle visant un médecin ou une infirmière, et à chaque message sur les réseaux sociaux annonçant un nouveau martyr, les Palestiniens intériorisent un récit cruel : ils sont jetables, leur vie est rejetée, bien avant même qu’ils ne meurent. Les Palestiniens sont plongés malgré eux dans une tragédie qui tourne en boucle, comme si leur souffrance était à la fois inévitable et éternelle, et à chaque massacre, ceux qui cherchent à déraciner l’idée et les pratiques de la résistance sont là pour leur rappeler : « Comment avez-vous pu oser vous rebeller ? »

Au fur et à mesure que l’échec à stopper le génocide se normalise, la colère se déplace de manière perverse et commence à pourrir. La rage qui devrait être dirigée contre les architectes de la monstruosité, Israël, se tourne de plus en plus vers l’intérieur, pointant la résistance elle-même, à la fois en tant qu’idée et en tant que pratique. Tufan al-Aqsa, l’opération « déluge d’Al-Aqsa » du 7 octobre, est présentée comme un moment de folie non calculé, Israël consolide son récit de victoire et l’Autorité palestinienne saisit l’opportunité d’exercer son pouvoir contre la résistance qui a osé défier le statu quo. L’étouffement de la croyance en la résistance et l’érosion de la confiance en ses possibilités sont répandus au point que la résistance elle-même devient le bouc émissaire, et que le pari antérieur de l’AP de rester sur la ligne de touche commence à porter ses fruits.

Pendant plus de quatorze mois, le monde a assisté à la destruction de Gaza, suivie du succès d’Israël à neutraliser la capacité militaire et politique du Hezbollah à apporter son soutien. Ce moment présent ouvre la voie à ceux qui ont depuis longtemps misé sur la paralysie, comme l’Autorité palestinienne, pour enfin agir et diriger leurs muscles vers ce qui reste de la résistance palestinienne en Cisjordanie. L’enfer de Gaza – la douleur, le traumatisme d’un monde anéanti – a donné lieu à extraordinaire tollé mondial. Des voix fortes se sont fait entendre, des millions d’étudiants, d’activistes et de gens ordinaires ont tenu tête aux pouvoirs en place, des médias ont inlassablement dénoncé les crimes d’Israël et la barbarie des soldats israéliens sadiques a été exposée crument aux yeux de tous. Et pourtant, rien de tout cela n’a arrêté la machine. L’épuisante inéluctabilité de la destruction s’est poursuivie, indifférente à la résistance, indifférente à l’humanité qu’elle anéantit. Mais pendant que le monde regardait, les Palestiniens vivant sous le contrôle d’Israël regardaient aussi, eux dont la survie en est arrivée à dépendre d’un calcul aventureux, misant secrètement sur la coopération comme moyen de survie. Pour eux, survivre signifie naviguer dans les rouages implacables de la machine, en espérant finalement l’emporter sur son poids écrasant, même au prix d’une telle coopération.

 

La trahison en toute transparence

Il y a longtemps, l’une des injonctions les plus fréquemment répétées pour justifier le soutien à Mahmoud Abbas (Abu Mazen) était l’affirmation qu’il était « honnête ». Ceux qui défendaient cette idée mettaient en avant une vertu particulière : contrairement à ses prédécesseurs, Abou Mazen ne se livre pas à des fantasmes ou à des gestes politiques performatifs. Il est ouvertement engagé dans la coopération avec Israël – il est honnête à ce sujet, direct, décomplexé, unidimensionnel dans son approche. Avec Abu Mazen, ce que vous voyez est ce que vous obtenez. Mais c’est bien là que réside le paradoxe : cette « honnêteté » n’est pas une vertu au sens conventionnel du terme, mais une honnêteté dans la trahison.

C’est comme si la candeur désarmante d’Abu Mazen, qui s’aligne sur les intérêts d’Israël, fonctionnait comme un lubrifiant idéologique particulier, qui résout les profondes contradictions au cœur de son leadership. Ici, « l’honnêteté » – une honnêteté comprise non comme intégrité mais comme une transparence cynique – ne se manifeste plus comme une vertu morale mais comme un outil permettant d’occulter l’extorsion de surplus financiers au profit de la famille et des copains.

Dans cette économie tortueuse, c’est la transparence même du régime qui devient occultation : le fait d’admettre ouvertement ses lacunes, ses échecs et sa faillite morale constitue une stratégie calculée pour se mettre à l’abri de la critique. Ce qui se déguise en honnêteté désarmante est en fait une chorégraphie trompeuse qui aligne sans accroc les mots sur les politiques et les actions, une trahison déguisée en cohérence, un spectacle d’aveux, mise en scène pour désarmer la dissidence. Abu Mazen n’est pas hypocrite, il est exactement ce qu’il dit être.

Utilisée comme outil politique, l’honnêteté ouvre un monde d’inversions et de mensonges. Être honnête, au sens d’Abu Mazen, c’est déstabiliser les fondements mêmes du sens. C’est inverser les valeurs avec la précision d’un scalpel, transformant le courage en criminalité, la solidarité en sédition, et la résistance en menace contre la collectivité.

Cette « honnêteté » ne sert pas à éclairer mais à obscurcir, elle crée un paysage kaléidoscopique où chaque vérité se transforme en son contraire. Une telle stratégie instrumentalise la sincérité. Et ici, la sincérité d’Abu Mazen remplit une fonction curieuse. Au lieu d’être un leader nationaliste qui pourrait à l’avenir décevoir ou trahir la cause, sa trahison sincère dès le départ réécrit le récit même du leadership et de la responsabilité.

En adoptant ouvertement une politique de complicité, Abu Mazen crée un bouclier paradoxal : la trahison, avouée et reconnue, devient une stratégie pour éviter toute responsabilité. Pourtant, pour de nombreux Palestiniens, cette sincérité est étrangement bienvenue – un soulagement amer dans un paysage où l’écrasement cyclique des espoirs est devenue une norme insupportable. Mieux vaut, peut-être, supporter un dirigeant qui admet ouvertement sa capitulation qu’un dirigeant qui dissimule la trahison sous la rhétorique de la libération – ou, plus tragiquement, un dirigeant qui cherche véritablement la libération, qui est prêt à mourir pour elle, mais qui, en fin de compte, se heurte à la même déception écrasante.

Cette transparence, cependant, n’est pas sans complicités. Elle trouve son premier allié dans le discours du « réalisme » et de la « réalité », où la réalité d’un Israël vicieux et monstrueux, protégé par l’impérialisme, est utilisée pour rejeter comme naïves les questions d’éthique ou de résistance. Le deuxième allié est une infrastructure économique finement adaptée au consumérisme, qui fonctionne comme une logique à la fois matérielle et symbolique. Cette infrastructure ne se contente pas de façonner les désirs d’une population : elle renforce activement les conditions dans lesquelles la soumission apparaît comme la seule ligne de conduite « rationnelle », mais aussi celle qui répond au désir de suivre les tendances TikTok, de tomber amoureux dans un centre commercial moderne, ou d’ouvrir les portes d’une vie où le paradis des produits de consommation est facilement accessible. En ce sens, la trahison n’est pas seulement un choix politique ; elle devient un mode d’existence, drapée dans le langage de la nécessité et de l’inévitabilité. Mais surtout, avec Abu Mazen, il n’y a pas de moments de pure potentialité politique. Pas de Tufan al-Aqsa, pas de brèches ou de transgressions qui rompent le statu quo et ouvrent des horizons de libération. Au lieu de cela, il y a un rythme récurrent de complicité – un rythme qui, bien que coûteux, reste régulier et stable, et qui, plutôt qu’une possibilité de transformation, offre une prévisibilité sinistre.

Dès les premiers jours de la campagne aérienne israélienne de destruction de Gaza, les vidéos des discours et des diatribes d’Abu Mazen contre l’irréalisme et la folie de la résistance ont fait leur chemin sur TikTok. Avec le temps, la logique d’Abou Mazen remplacera la violation de l’enveloppe de Gaza par Sinwar – un geste qui a brisé le carcan du contrôle, provoquant la guerre qui a suivi. Le quiétisme d’Abu Mazen s’aligne non seulement sur les mécanismes de l’occupation, mais aussi sur une peur profondément enracinée, en phase avec le désespoir contenu des Palestiniens en Cisjordanie, à Jérusalem et à l’intérieur d’Israël. C’est une politique qui déclare sa propre honnêteté par l’acte même de capitulation, une dialectique où la paralysie et la trahison revêtent les masques de seules alternatives viables au chaos et à l’anéantissement.

La logique d’Abu Mazen, martelée dans les décombres par les bombes, commence à tisser sa toile dans les milieux intellectuels, gagnant du terrain à mesure que des refrains familiers refont surface. Des intellectuels palestiniens reviennent à leurs critiques éculées de l’Axe de la Résistance, remettant en question son authenticité, décriant l’intérêt personnel guidant les politiques iraniennes, et déplorant la futilité supposée de la lutte armée pour générer des possibilités politiques. Nombre de ces intellectuels défendent « d’autres formes de résistance » ou, plus insidieusement, le quiétisme de la soumission. Pendant ce temps, d’autres murmurent au sujet d’une Nakba plus dévastatrice que celle de 1948, une catastrophe silencieuse se déroulant à son propre rythme inexorable. Les arguments s’accumulent comme des débris : l’invincibilité de l’armée israélienne, renforcée par le soutien inconditionnel des classes dirigeantes occidentales ; l’inévitabilité de l’asservissement, présentée comme du réalisme. La rhétorique se replie sur elle-même, désarmant la résistance non pas par la seule force brute, mais par l’érosion de son fondement intellectuel et moral, laissant le silence non pas comme un consentement mais comme l’écho d’un abandon délibéré.

Ce qui est surprenant, ce n’est pas tant que les FSP aient lancé une nouvelle opération contre ce qui reste de la résistance organisée dans le nord de la Cisjordanie, mais l’étendue de la complicité intellectuelle, médiatique et politique qui a accompagné cette opération.

L’opération n’a pas seulement été tolérée, elle a été activement légitimée, souvent par des critiques des fondements et des logiques de la résistance elle-même. Pour de nombreux Palestiniens, elle a été accueillie par le silence, un silence collectif qui trahissait l’absence de protestation ou d’action d’ampleur, à l’exception des cercles autour du mouvement armé à Jénine. Les bombes, les attaques intellectuelles et la guerre psychologique incessante, combinées à la monstruosité d’Israël et à son succès dans l’endiguement de l’axe de la résistance, ont tari l’appel à la résistance. Ses valeurs, son architecture affective et la résonance émotionnelle qui unifiaient auparavant la lutte collective sont aujourd’hui en déclin. Elles laissent place à un terrain marqué par la désillusion et le doute. Dans ce contexte, la stabilité et la clarté brutale de la trahison semblent préférables à l’incertitude de la résistance.

 

Un tabou brisé

L’enfer de Gaza culmine à un moment où la rupture des normes semble presque naturelle. Le tabou, autrefois ferme, de la confrontation directe entre les FSP et les factions de la résistance dans le nord de la Cisjordanie s’est désintégré. Forte de sa réussite immédiate à démontrer aux Palestiniens que la coopération assure – pour l’instant – la survie, l’AP ose maintenant faire entrer ses forces au cœur du camp de réfugiés de Jénine. Elle y abat un des principaux chefs de la résistance, versant au passage le sang d’un enfant palestinien, et promet de rester jusqu’à ce que le contrôle sur Jénine soit établi et que son camp soit désarmé.

Pendant des années, une règle tacite a prévalu parmi les Palestiniens, en particulier ceux engagés dans la résistance : éviter les luttes intestines, et par-dessus tout l’effusion de sang palestinien. Ce principe, plus qu’une simple abstraction, était une éthique directrice, même dans les moments de pression insupportable. Lorsque les FSP ont encerclé Bassel al-Araj et ses camarades, il aurait pu riposter, s’engager dans une fusillade qui aurait pu transformer la rencontre en une nouvelle tragédie de Palestiniens contre Palestiniens. Au lieu de cela, Bassel a choisi de se rendre, d’endurer l’arrestation et la torture plutôt que de violer la frontière fragile qui unissait encore une société fracturée et assiégée.

Cela reflète le moment actuel, où la « résistance », à la fois en tant que concept et en tant que pratique, a plié sous le poids écrasant de la monstruosité implacable d’Israël et de sa volonté de déployer toute la force de son arsenal made in USA. L’Autorité palestinienne, toujours encline à satisfaire les exigences d’Israël et des États-Unis, semble de plus en plus disposée à jouer avec le spectre d’une guerre civile interne, voire d’une guerre civile sanglante tout court. Elle est prête à faire couler le sang palestinien, non seulement pour prouver l’efficacité de ses méthodes contre-insurrectionnelles, mais aussi pour exploiter la gravité symbolique et morale du spectre du fratricide, une arme des plus puissantes pour maintenir son emprise sur le pouvoir. Elle a choisi de le faire à un moment où les mouvements de résistance reculent et où les forces prônant la survie par la coopération ont le vent en poupe.

Cette opération est sans aucun doute risquée, avec un potentiel très réel de se retourner contre elle. Les combats internes menacent de s’envenimer. Par ailleurs, le ciblage des cadres impliqués dans l’opération des FSP ou de ceux qui l’ont ordonnée pourrait devenir une option plus probable et, pour beaucoup, plus justifiable. L’AP fait cependant le pari que, comme Bassel al-Araj, la résistance et ses cadres choisiront d’éviter l’effusion de sang interne et opteront pour la capitulation, même au prix de l’arrestation et de la torture.

Ce qui est certain, c’est que le vieux tabou interdisant de verser le sang palestinien – une limite morale fragile mais cruciale – a historiquement servi de tampon pour protéger à la fois la classe dirigeante et ceux qui cherchaient à contester son autorité. Il a tenté d’empêcher les querelles entre familles et l’intensification des contradictions internes entre les différentes forces politiques.

En franchissant cette ligne, l’Autorité palestinienne risque non seulement d’éroder davantage sa légitimité, mais aussi de démanteler une barrière éthique commune qui empêchait autrefois la plongée dans des conflits internes. L’AP a choisi de briser ce tabou à un moment où sa logique de coopération atteint son apogée, appuyée par la monstruosité d’Israël et le récit de la nécessité. Pourtant, cette décision n’est pas sans danger ; elle risque de compliquer la mainmise de l’AP sur le pouvoir en Cisjordanie, et d’aggraver les fractures mêmes qu’elle cherche à supprimer. Après tout, une opération d’une telle envergure, comme toute forme d’engagement actif de la force armée, génère inévitablement de l’incertitude. Elle déconstruit donc l’un des aspects qui poussent les Palestiniens à s’accrocher à l’AP en premier lieu.

Plus l’opération des FSP s’éternise, plus elle se fait sanglante. Plus les sacrifices qu’elle exige sont importants, plus les sirènes d’alarmes résonneront pour la classe dirigeante en Cisjordanie. En pareille situation, le langage de la lamentation ou du déshonneur vacillera sous le poids du sang versé. Au fur et à mesure que le bilan s’alourdit, les appels à la vengeance noient les appels à la modération, transformant le chagrin en une implacable demande de comptes.

 

par Abdaljawad Omar 24 décembre 2024

traduit de l’anglais, original : https://mondoweiss.net/2024/12/the-politics-of-betrayal-jenin-abbas-and-the-hellscape-of-gaza/ 

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