Dans le sillage du cessez-le-feu, beaucoup tenteront de forcer le discours dans une dichotomie de victoire et de défaite. Mais alors que la poussière retombe, une véritable image émerge : celle de la fragilité de la colonie israélienne et du pouvoir transformateur de la résistance.
Le ministre qatari des Affaires étrangères, dans une annonce mercredi soir, a confirmé qu’Israël et le Mouvement de la résistance islamique (Hamas) ont finalisé un accord conçu pour mettre fin à la guerre génocidaire et destructrice d’Israël dans la bande de Gaza pour au moins 42 jours. Cet accord est essentiellement une révision de l’accord de cessez-le-feu proposé précédemment en mai par l’administration Biden, que le Hamas avait déclaré accepter, tandis qu’Israël y avait renoncé pour poursuivre guerre. Il s’est avéré qu’Israël voulait gagner du temps pour à la fois causer plus de destructions, plus de morts à Gaza, et soumettre le Hezbollah au Liban.
Dans ce contexte, le Qatar émerge à nouveau comme l’un des plus grands gagnants de cet accord, consolidant son rôle en tant que nœud critique dans l’architecture de la diplomatie régionale. Le petit État du Golfe a maîtrisé l’art de manœuvrer entre les adversaires, tirant parti de ses relations avec des acteurs apparemment irréconciliables pour servir de médiateur là où d’autres ont échoué. Ce faisant, Doha réaffirme sa place en tant que capitale du deal–making, capable de se tourner vers Trump avec un simple argument : si vous voulez un accord, c’est ici que ça se passe.
Pour Donald Trump, l’accord est moins une percée diplomatique qu’un beau cadeau soigneusement emballé. Il lui offre un récit triomphal – le retour des captifs israéliens, la cessation du conflit – habilement façonné pour correspondre à sa marque politique populiste. Cela s’inscrit parfaitement dans la mythologie de sa présidence : le grand deal-maker, le leader qui réussit là où d’autres échouent, le perturbateur qui secoue les blocages et les statu quo.
Pour ce qui concerne Joe Biden et son équipe de politique étrangère, l’accord sert de sinistre épilogue à leur mandat, une ombre déclinante à la tête du pouvoir, persistante mais impuissante. Ils quittent la scène comme les fils fidèles d’un héritage politique qui exige une allégeance indéfectible à Israël, une histoire qui a exigé leur loyauté alors même qu’elle les déchirait. Ils sont des libéraux tragiques, non seulement complices mais tragiquement contraints, témoins et acteurs d’une machine de destruction qui précède leur époque et lui survivra. Leur défense, lorsque l’heure viendra, reposera non sur leurs marges de manœuvre effectives mais sur une nécessité qui les aurait liés par des forces au-delà de leur contrôle. Et pourtant, ils avaient le choix. Ils ont choisi la monstruosité et ils quittent leurs fonctions en sachant pertinemment qu’il aurait pu en être autrement.
La narration fracturée d’Israël
En Israël, l’accord marque le déclin d’un récit et la construction timide d’un autre, une tentative précaire de passer d’un discours fantaisiste de la victoire totale à un discours pragmatique de la victoire suffisante. Israël est désormais confronté aux limites de ses aspirations, contraint de se contenter de ses acquis géopolitiques actuels. Ceux-ci incluent le succès de son appareil de renseignement à infiltrer la résistance libanaise et sa capacité à exercer une immense puissance destructrice à Gaza et au Liban. Cependant, ces réalisations célébrées restent éclipsées par des contradictions non résolues. Sous le discours triomphaliste se cache une question fondamentale : qu’a réellement accompli Israël ?
Malgré l’affirmation d’un succès stratégique – un Hezbollah affaibli, un Iran diminué, et un Hamas malmené – Israël n’a pas sécurisé la victoire totale qu’il recherchait. Le Hezbollah reste une force conséquente et capable, l’influence régionale de l’Iran perdure, et le Hamas persiste comme un rappel des limites des campagnes militaires d’Israël, tandis que le Yémen a prouvé sa capacité à perturber le transport maritime mondial. Les médias traditionnels amplifient les proclamations d’un triomphe stratégique, mais la réalité est bien plus sobre : l’armée israélienne, autrefois mythologisée, apparaît désormais à la fois brutale et hautement inefficace, et son aura d’invincibilité s’est brisée sur la scène mondiale.
Cette prise de conscience s’étend au-delà du champ de bataille. Les échecs de l’armée – son incapacité à anticiper les menaces ou à livrer des résultats décisifs – infuse lentement dans la société israélienne, exposant des tensions latentes. Les retards dans la finalisation d’un cessez-le-feu, la priorité donnée par de nombreuses forces de droite à l’expansion des colonies plutôt qu’à la récupération des prisonniers, et le refus des Haredim de s’enrôler ont approfondi les fractures internes. Ces tensions sont encore exacerbées par les tentatives de redessiner le cadre juridique de l’État et les retombées économiques et sociales de la guerre. Pour un État qui lie sa survie à la domination militaire, ces fissures révèlent les limites de l’unité d’après-guerre. La société israélienne devra désormais faire face à ses crimes, à ses « victoires » et à sa nouvelle image dans le monde.
L’accomplissement le plus exceptionnel d’Israël réside non pas dans le fait d’assurer une victoire mais dans celui de faire une démonstration de dévastation acharnée, une capacité à détruire à une échelle immense. Cette persistance dans la destruction, plutôt que de garantir la sécurité, montre jusqu’où Israël est prêt – et autorisé – à aller. Dans ce paradoxe réside son échec le plus profond : l’effondrement de son récit éthique et l’érosion de sa légitimité morale aux yeux du monde.
Le cessez-le-feu révèle davantage une méfiance croissante envers la promesse de sécurité le long des frontières militarisées d’Israël, tant au Nord qu’au Sud. L’illusion d’une forteresse impénétrable s’érode, alors que les frontières restent volatiles et que les adversaires persistent. Les Israéliens vivant à la frontière sont contraints de se confronter à la vérité troublante que les mécanismes conçus pour assurer leur sécurité ne sont plus suffisants, leur efficacité sapée par les réalités persistantes de la résistance et de l’occupation.
Incapable d’étouffer les Palestiniens ou leurs revendications politiques, et réticent à s’engager dans une grammaire de reconnaissance, Israël s’est condamné à une guerre perpétuelle. Cette condition, loin d’être une force, met en lumière la dépendance aiguë d’Israël à son patron impérial, dont le soutien indéfectible est devenu plus essentiel que jamais à sa suprématie continue, fusionnée avec un discours racialisé dans la région. L’addiction à la guerre laisse Israël naviguer sur un chemin qui n’offre ni résolution ni réconciliation, seulement la persistance de ses contradictions. Ce chemin lui donne d’abord un rôle central dans la définition de la monstruosité au XXIe siècle. Israël sort de cette guerre avec un environnement stratégique changé, certains de ces changements joueront en sa faveur et lui permettront de gagner du temps. Mais il en sort également en ayant perdu beaucoup sur le plan moral, politique et même dans ses propres luttes sociales et politiques.
Résistance, et questions de futilité et d’efficacité
Le discours palestinien entourant Tufan al-Aqsa (Déluge d’Al-Aqsa) est enfermé dans une fixation implacable sur la dichotomie de la victoire et de la défaite, réduisant la brèche du mur de Gaza du 7 octobre à un froid calcul utilitaire. Ce cadre prédominant, imprégné de la logique de la raison instrumentale, reconfigure la résistance en un schéma stérile de moyens et de fins, la détachant de ses racines historiques et existentielles. En posant la question de manière tactique à savoir si Le Tufan a atteint ses objectifs, on obscurcit une dialectique plus profonde de nécessité et de futilité qui hante les délibérations palestiniennes. Cette dialectique n’oscille pas seulement entre la capacité d’action et le désespoir mais expose un enfermement systémique : la résistance émerge comme une défi à la colonisation mais reste piégée par les structures mêmes qu’elle cherche à démanteler.
Pour les critiques de la résistance à Israël, cet enfermement devient un constant réquisitoire. Selon leur logique, la résistance est englobée dans la machine coloniale à laquelle elle s’oppose, réduite à une inévitabilité tragique dépourvue de pouvoir transformateur. Dans cette perspective, la résistance ne fait que fournir du pouvoir et des opportunités au colonialisme pour s’étendre ou se réaffirmer. À travers ce prisme, Tufan, pour certains Palestiniens, devient un exercice futile.
En 15 mois de guerre, les voix de ceux qui démentaient la nécessité de la résistance et remettaient en question son efficacité ont appelé le Hamas à se rendre, à remettre ses armes et à demander grâce. Beaucoup de ceux qui faisaient cet appel soutenaient qu’Israël ne céderait pas, ne libérerait pas les prisonniers palestiniens, et poursuivrait la guerre jusqu’à ce qu’il ait soit chassé les Palestiniens de Gaza, soit annexé le territoire pour construire des colonies. Bien que l’accord de cessez-le-feu n’empêche pas un retour potentiel de la guerre et la reprise de ce même processus, le retour des Palestiniens du sud vers le nord de Gaza et le retrait partiel des troupes israéliennes reflètent l’étendue et l’ampleur des concessions israéliennes. Ces concessions sont intervenues lors d’une semaine particulièrement difficile pour les troupes israéliennes, avec jusqu’à 15 soldats tués à travers la bande, y compris dans le nord de Gaza.
En d’autres termes, le simple fait qu’un accord de cessez-le-feu ait été atteint – un cessez-le-feu qui atténue certaines des pires angoisses des Palestiniens – perturbe la logique de ceux qui affirment la futilité de la résistance, bien que pas entièrement. Cela révèle qu’Israël, malgré ses plans de nettoyage ethnique à Gaza, a été contraint de céder. La résistance perdure, le Hamas reste fermement au pouvoir, et même s’il devait abdiquer, cette abdication devra encore passer par le Hamas lui-même.
Bien que l’avenir reste incertain – fragile, avec un accord pouvant se briser à tout moment et la menace d’une nouvelle guerre – son existence même fracture le pari des Palestiniens qui considèrent la résistance comme futile. Dans les semaines à venir, des prisonniers palestiniens quitteront les prisons israéliennes et les personnes déplacées vers le sud de Gaza retourneront vers le nord. Israël a mené une guerre punitive, mais il a également atteint une limite, démontrant que la question palestinienne persiste malgré la volonté monstrueuse dont Israël a fait preuve dans cette guerre.
Le projet de libération et un examen existentiel
Depuis le début de la guerre, une vague d’intellectuels palestiniens et arabes a invoqué la tradition de l’auto-critique, une tradition profondément enracinée dans l’expérience intellectuelle arabe, notamment après la Nakba ou la guerre de 1948, et plus tard Al-Naksa ou la guerre de 1967. Ce moment de réflexion, émergeant avec la rapidité de l’urgence, s’appuie sur une généalogie critique forgée à l’ombre de la défaite.
Pourtant, il semble porter en lui un paradoxe inhérent : la défaite, dans sa réalité matérielle et son poids symbolique, n’est plus simplement un résultat mais est devenue le cadre, le prisme à travers lequel le soi collectif perçoit son existence. Le soi collectif est ainsi rendu à la fois sujet et objet d’un questionnement implacable, un questionnement qui prétend dévoiler les « illusions » qui obscurcissent la réalité ou entravent l’atteinte d’une possibilité plus « pragmatique ». Cela commence, apparemment, comme un effort thérapeutique, un moyen de faire face aux fardeaux des aspirations mal placées. Et pourtant, la récurrence d’énoncés tels que, « Tout ce en quoi nous croyions s’est effondré ; tout ce que nous espérions a échoué ; tout ce dont nous rêvions a disparu, » révèle que ce questionnement n’a pas seulement déstabilisé des stratégies ou des tactiques mais a plongé plus profondément, dans l’essence même de la résistance. En d’autres termes, il passe de l’auto-critique à l’auto-mutilation.
Ce qui émerge n’est pas une simple critique mais un examen existentiel, un discours qui redéfinit la relation entre espoir et désespoir, entre action et signification. Le questionnement n’a pas pour but d’affiner les tactiques mais de déstabiliser les fondements de la résistance, soulevant un spectre bien plus troublant : le projet de libération a-t-il été piégé dans l’absurdité de sa propre lutte ? Ses contradictions ont-elles dépassé la capacité de l’histoire à les résoudre ou à les contenir ? C’est une dialectique qui a conduit certains à plaider pour un retrait, à savoir, « Concentrons-nous sur la construction du Liban » ou « Signons notre propre Accord d’Oslo et avançons. » Ces appels, revêtus du langage de la rationalité, masquent une reddition non seulement de territoires mais de la grammaire même de la résistance.
En son cœur, la résistance ne peut être réduite à ses dimensions tactiques ou stratégiques. Ce n’est pas simplement une confrontation sur le champ de bataille mais une disruption des certitudes ontologiques du colonisateur. Son essence réside dans le fait de forcer le colonisateur à se confronter aux questions qu’il cherche à éviter : Sa puissance peut-elle vraiment garantir une résolution ? Les massacres aboutissent-ils à un résultat ou approfondissent-ils l’abîme ?
La résistance force le colonisateur à rencontrer sa propre contingence, à reconnaître la fragilité des structures qu’il croyait inébranlables. En ce sens, le champ de bataille n’est pas seulement un espace de violence mais un espace d’interrogations, un site où la souveraineté du colonisateur est soumise au doute. En d’autres termes, le but de la résistance est de forcer l’ennemi à se questionner.
L’un des héritages de cette séquence sera de savoir si Israël confrontera ces questions ou restera intoxiqué par son propre pouvoir. S’interrogera-t-il sur l’étendue de sa dépendance aux États-Unis ? Sera-t-il amené à reconnaître l’impossibilité de contrôler le destin d’un autre peuple ? Et après le nucléaire et avoir tenté d’effacer les Palestiniens pour mettre fin au conflit, se contentera-t-il de gagner simplement du temps, ou choisira-t-il un chemin différent ? Bien que cela reste, en soi, une question ouverte, les tendances fascistes de ses principales forces motrices rendent plus plausible qu’Israël parie son avenir sur un monde ressemblant à son compromis actuel vis-à-vis des Palestiniens : murs, apartheid, déportations, exploitation des travailleurs sans papiers, suprématie ethno-religieuse, et une volonté implacable de monstruosité. Mais cela ne diminue en rien le simple fait que le désir d’Israël d’une victoire totale a atteint une limite malgré son exceptionnalisme, et que cette « victoire » signifiera seulement que la guerre continue par d’autres moyens.
L’effritement de l’exceptionnalisme israélien
La guerre a mis au jour la faillite morale américaine, la suprématie racialisée d’Israël, sa capacité monstrueuse de destruction et son réseau profondément entremêlé d’investissements idéologiques, psychiques et politiques dans l’effacement et la domination. Ce n’est pas simplement un conflit armé mais une exposition des structures qui soutiennent et perpétuent la machine de violence. La guerre a exposé l’exceptionnalisme entourant Israël, non seulement du fait de l’impunité accordée à cet État, en réduisant au silence et en réprimant la dissidence à travers l’Europe et l’Amérique du Nord, au sein des institutions académiques ou des médias traditionnels, mais aussi du fait de sa capacité effrontée à commettre des crimes en direct à la télévision.
Pour les Palestiniens, cette capacité est perçue à travers un prisme amer, considérée comme une force israélienne. Après tout, Israël est présenté comme un État qui peut s’en tirer quoi qu’il en coûte, une réalité aussi oppressive que la violence elle-même. Pourtant, c’est aussi cet exceptionnalisme même, comme limite imposée au discours, qui attire l’attention sur le déclin d’Israël en tant qu’État suprémaciste juif et colonialiste. Cet effritement n’est pas simplement une question palestinienne ; c’est un appel urgent à un changement radical, non seulement en Palestine mais à travers le monde. Cela restera en effet l’horizon persistant du Tufan, longtemps après que le feu a cessé – et, c’est crucial, le feu ne cesse jamais en Palestine.
Abdaljawad Omar
Abdaljawad Omar est un chercheur et théoricien palestinien dont le travail se concentre sur la politique de la résistance, la décolonisation et la lutte palestinienne. Article original publié en anglais sur Mondoweiss.