Après avoir abattu un Palestinien souffrant de trisomie 21, des soldats israéliens s’en vont sans se retourner
Gideon Levy
Chaque fois qu’Arif Jaradat apercevait des militaires, il se mettait à crier : « Non, mon frère Mohammed! » En diverses occasions, Arif avait assisté à l’arrestation de Mohammed, son frère aîné, à la maison ou dans la rue, de nuit ou en plein jour. La simple vue de militaires le faisait aussitôt pousser son cri d’effroi qui, selon ses frères et sœur, signifiait : « Non, ne prenez pas Mohammed » ou « Non, n’arrêtez pas Mohammed ».
En fait, Mohammed a été arrêté à cinq reprises et a passé en tout 52 mois en prison, dont une partie en détention administrative – il avait été arrêté sans accusation ni procès – et Arif vivait dans la crainte permanente de voir les Forces de défense israélienne (*) venir l’arrêter à nouveau. L’arrestation de Mohammed en 2006 avait particulièrement marqué la conscience d’Arif : Des militaires avaient fait irruption dans la maison au beau milieu d’une nuit glaciale et avaient forcé la famille – y compris le jeune enfant de18 mois de Mohammed – à sortir dans la rue de la ville de Sa’ir, près de Hébron. Cette nuit-là, le sol était recouvert de neige.
L’arrestation la plus récente de Mohammed date de 2013. Elle avait eu lieu dans la rue, et Arif y avait assisté depuis le balcon de la maison. Horrifié, il s’était mis à crier une fois de plus: « Non, mon frère Mohammed! » Il avait crié la même chose en cette fin d’après-midi du 4 mai, il y a deux mois, lorsqu’il avait vu une escouade de six ou sept soldats se déplacer à pied à proximité de sa maison. En entendant ses cris, ses frères et sœur avaient été emplis d’appréhension. Puis, ils avaient entendu un seul coup de feu. Ils s’étaient précipités sur les lieux et avaient vu leur frère assis par terre, en train de saigner. Les soldats s’étaient encourus, sans se soucier de vérifier son état ou d’appeler des secours médicaux.
Arif était mort un mois plus tard, de complications à la blessure qu’il avait eue au ventre.
Arif était un jeune homme de 23 ans atteint de trisomie 21 (syndrome de Down). Nous pouvons présumer que le soldat qui l’a abattu l’avait remarqué; cela aurait dû être évident d’un simple coup d’œil. Ses frères avaient crié en hébreu à l’adresse du soldat: « Il est handicapé, ne tirez pas. » Mais le soldat avait quand même tiré sur Arif à une distance d’une dizaine de mètres. Ses frères avaient trouvé Arif assis sur le sol, sur la pente rocailleuse qui descend vers la route d’où le coup de feu avait été tiré. Du sang coulait de son ventre, il hurlait de douleur.
Ses six frères et sa sœur aimaient beaucoup Arif et il était très proche d’eux. Son surnom dans la famille était « Hubb », ce qui veut dire « amour ». Ils emmenaient Hubb quasiment partout. Il aimait particulièrement accompagner ses frères à des mariages, où ils prennent des vidéos et des photos et font les disc-jockeys, entre autres occupations. Dans un clip filmé deux jours avant qu’Arif n’ait été abattu, on le voit tenir le micro et chanter pour les enfants du voisinage, qui se sont rassemblés autour de lui et l’applaudissent et lui témoignent une affection débordante. Arif semble heureux. Il aimait se produire pour les enfants dans les fêtes. Il est impossible de rester indifférent à la vue de ces images touchantes. La pensée que les soldats l’ont abattu et tué suscite une profonde colère ainsi qu’une honte tout aussi profonde.
Il y a quinze jours, j’ai écrit dans ce même espace sur un jeune homme du village d’Awarta, H., qui souffre de schizophrénie et qui a été abattu par des soldats et ensuite attaché sur son lit d’hôpital, sans que ses parents puissent le voir. Cette fois, c’est de la mort d’Arif, le garçon de Sa’ir atteint du syndrome de Down, que je parle.
Il y a sept frères et sœur dans la famille. Leur père, Sharif, est tombé malade cette semaine et il a fallu le conduire d’urgence à l’hôpital. Il ne s’est pas remis de la mort de son fils. Trois des frères d’Arif – Mohammed, Hasan et Saari – sont assis avec nous dans le living-room de la famille, et parlent avec tristesse de leur frère décédé. Ils nous montrent des photographies de lui avant qu’il n’ait été abattu, et aussi à l’hôpital. Ils le photographiaient sans arrêt. On le voit ici vêtu d’un t-shirt orné d’un portrait de Che Guevara. « Arif le communiste », disent-ils en se retenant de rire. Leur amour pour lui rayonne dans chaque mot qu’ils prononcent.
Arif lui-même était impliqué dans une histoire d’amour différente. Il aimait Jinan, une femme qu’il avait créée dans son imagination, quelqu’un qui n’a jamais existé et pour qui il chantait des chansons d’amour et à qui il se prétendait fiancé. À l’occasion, il lui parlait au téléphone – « Allo, Jinan ? » – comme si elle avait vraiment été au bout du fil.
Jusqu’à l’âge de sept ans, il était allé à l’école d’enseignement spécial au village voisin de Bani Na’im, mais avait cessé après que le chauffeur de l’école l’avait frappé. Il avait refusé d’y retourner après cet incident, même quand ses frères lui avaient dit qu’ils l’y emmèneraient et le reprendraient. En lieu et place, il restait à la maison ou se baladait dans le village. Il aimait regarder la télévision, écouter de la musique et jouer sur un ordinateur. Plus tard, il avait également reçu une tablette – ses frères nous la montrent. Arif aimait aussi danser la debka. Et il raffolait du cola, dont il vidait des bouteilles entières d’un litre et demi. « Il était l’ami de tout le monde », explique son frère Sa’ari dans son hébreu.
Plusieurs des frères d’Arif ont été arrêtés au fil des années pour des accusations ayant trait à la sécurité, et il leur rendait visite en prison. À l’occasion, il répétait pour ses frères et sœur tous les contrôles de sécurité qu’il avait subis à l’entrée des prisons. Il était très effrayé par les soldats ou tout ce qui portait un uniforme.
Le mercredi 4 mai était un jour comme tous les autres, pour Arif. Son père l’avait envoyé acheter des cigarettes, il avait regardé la télévision et joué sur son ordinateur et, après le déjeuner, il était sorti. Vers 17 h 30, ses trois frères et sa sœur qui étaient restés à la maison avaient senti les gaz lacrymogènes venant de la rue. Ils s’étaient dépêchés pour retrouver Arif. Ils avaient entendu des enfants siffler à l’extérieur, comme ils le font toujours quand les soldats font irruption dans le village. Personne ne jetait des pierres, affirment les frères d’Arif.
C’est alors qu’ils avaient entendu le cri familier : « Non, mon frère Mohammed ! » Ils avaient vu Arif faisant des signes aux soldats comme pour leur dire de s’en aller. Brusquement, racontent-ils, Arif s’était arrêté de marcher et il était resté complètement immobile, comme paralysé. Ils sont certains qu’il avait été gagné par la peur.
Arif se trouvait sur la pente rocailleuse, à la limite ouest de Sa’ir. Les soldats marchaient vers le village, sur la route en contrebas, à une dizaine de mètres de lui. Les frères s’étaient mis à couvert derrière les rochers, pour échapper aux gaz lacrymogènes. À un moment donné, ils avaient perdu Arif de vue, il leur était masqué par les rochers. Ils avaient seulement vu les militaires qui s’en allaient – sauf un qui était resté sur place, peut-être pour couvrir les autres. C’était celui qui allait tirer sur Arif.
Puis ils avaient entendu le coup de feu et les cris de leur frère. Ils s’étaient précipités vers lui, les soldats s’étaient encourus et l’un des frères, Hassan, avait ramassé Arif, l’avait porté jusqu’à la route et l’avait déposé dans une voiture. Il avait une blessure d’entrée de balle dans l’estomac et une large blessure de sortie dans la hanche. Arif saignait mais était tout à fait conscient. « Mon frère, du sang », avait-il marmonné.
Hassan avait essayé de le calmer, lui disant qu’ils allaient le conduire chez un docteur et que tout se passerait bien. Ils l’avaient emmené à la clinique du village, d’où une ambulance l’avait emmené en toute hâte vers l’hôpital Al-Ahli de Hébron, où il avait subi une opération qui avait duré sept heures. Certains de ses organes internes, y compris ses intestins et son foie, avaient été déchirés par la balle.
Il avait passé 22 jours à l’hôpital, dont 15 aux soins intensifs. Le 18e jour, on lui avait donné un cola, puisqu’il en raffolait. Finalement, on lui avait permis de quitter l’hôpital. À la maison, il s’était senti bien et avait été en mesure de se promener un peu. Avant sa sortie de l’hôpital, Arif avait offert aux médecins une médaille en guise d’appréciation de leurs efforts. Il y a une autre médaille – à la maison, offerte à Arif par ses amis, avec amour – pour marquer sa sortie. Il y a aussi une photo de lui, en compagnie de son médecin à l’hôpital, le Dr Mohammad Hashlamoun. Et une autre avec le médecin du village, le Dr Zuheir Jaradat. Et voici une photo de Muntasar, le grand ami d’Arif, en train de pleurer près de son lit à l’hôpital. Une fois rentré chez lui, Arif était retourné à l’hôpital une fois par semaine pour des check-up, et chaque jour à la clinique locale pour un contrôle. La vie avait repris con cours normal.
Mais, avant l’aube du vendredi 17 juin, plus d’un mois après avoir été blessé, Arif avait ressenti des douleurs atroces dans le ventre. La famille l’avait conduit dare-dare à l’hôpital, où il avait reçu une injection, avant d’être renvoyé à la maison. Une heure plus tard, la douleur était revenue, tout aussi vive. Arif avait été conduit à la clinique et, de là, à l’hôpital une fois de plus. Un blocage intestinal, provoqué par la blessure, avait été diagnostiqué. On lui avait donné un traitement médicamenteux en espérant que la chirurgie ne serait pas nécessaire. L’obstruction avait été réduite. On lui avait fait des rayons X toutes les deux heures. La dernière série, effectuée à 15 h 30, indiquait une amélioration.
Puis, à 19 h, Arif était sorti du lit, avait vomi et s’était effondré devant sa famille horrifiée. On n’avait pas pu le réanimer et il avait été déclaré mort. On l’avait enterré dans son village le lendemain.
Cette semaine, en réponse à une demande de Haaretz, l’Unité du porte-parole des FDI a déclaré ce qui suit : « Le 4 mai 2016, au cours d’activités opérationnelles dans le village de Sa’ir, un détachement des FDI a été confronté à des troubles violents. Une clarification de l’affaire révèle que le détachement en question a repéré un Palestinien qui était sur le point de lancer un cocktail Molotov et qu’il a ouvert le feu afin d’écarter la menace. Immédiatement après, le détachement a voulu se diriger vers l’individu blessé afin de lui prodiguer des soins médicaux, mais il avait été évacué par des éléments palestiniens avant que le détachement ne soit arrivé sur place. La clarification a également révélé que le détachement n’avait pas eu la possibilité de se rendre compte de l’état de santé du Palestinien. »
Il semblerait que les FDI mentent. Parce que, si Arif avait essayé de lancer un cocktail Molotov vers les soldats, ils l’auraient arrêté immédiatement, comme ils le font habituellement dans de telles circonstances. Le fait que les soldats étaient pressés de s’en aller prouve qu’il n’y avait pas de cocktail Molotov dans les mains du jeune homme au syndrome de Down.
Les frères et la sœur d’Arif se moquent de toute tentative d’accusation de quelque sorte contre lui. Ils sont convaincus qu’en dehors d’avoir crié, il n’avait rien fait. Ils ajoutent qu’un agent israélien de la sécurité, qui ne s’est d’ailleurs pas identifié, les a appelés plus tard pour leur ordonner, menaces à la clé, de ne pas se livrer à des accusations publiques quant à la mort de leur frère.
Nous nous sommes rendus sur le lieu du drame. Une agréable brise crépusculaire montait de la vallée. Aucune trace de sang ne restait sur le rocher ; les voisins avaient tout nettoyé. C’est ici qu’il se tenait et qu’il est tombé, et c’est ici que se tenait le soldat qui l’a abattu froidement et a provoqué sa mort, avant de se tirer en vitesse.
Publié le 2 juillet 2016 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
http://www.pourlapalestine.be/apres-avoir-abattu-un-palestinien-souffrant-de-trisomie-21-des-soldats-israeliens-sen-vont-sans-se-retourner/
(*) le nom officiel de l’armée d’occupation