Ces bébés ont été sauvés de Gaza. Quel avenir les attend ?
Claire Parker, Heba Farouk Mahfouz pour le Washington Post
le 22 février 2024
Le CAIRE
Depuis près d’un mois, Shaima Abu Khater ne savait pas ce qu’était devenue sa fille qui venait de naître.
Avant la naissance de Kinda le 30 octobre – plus d’un mois avant la date prévue – la maison d’Abu Khater au nord de la Bande de Gaza avait été détruite par une frappe aérienne israélienne, a-t-elle dit. Israël signalait qu’il projetait de cibler l’Hôpital al-Shifa de Gaza ville, où elle avait accouché. Le sort de plus d’une trentaine de bébés prématurés, dont sa fille, était en jeu.
Abu Khater, ainsi que l’ensemble du département d’obstétrique d’al-Shifa, a été transférée dans un autre hôpital immédiatement après l’accouchement, alors que les combats se rapprochaient. Kinda, qu’elle n’avait que brièvement aperçue, est restée dans une couveuse. Les semaines qui ont suivi ont été infernales. « Je pleurais tous les jours », a-t-elle dit.
Elle a appris par la radio que les soldats israéliens avaient assiégé al-Shifa. L’hôpital s’était retrouvé à court de carburant pour alimenter les couveuses ; les bébés mouraient. Elle et son mari, Samer Lulu, 28 ans, ne pouvaient y approcher le personnel médical. Finalement, au cours de la troisième semaine de novembre, des nouvelles sont arrivées par des parents en Jordanie qui avaient vu en ligne une liste de bébés évacués d’al-Shifa : Kinda était vivante, et en Égypte.
Elle faisait partie de 31 nouveaux-nés, enveloppés dans des couvertures d’aluminium et des blouses médicales, maintenus dans une relative sécurité par une mission des Nations Unies et du Croissant Rouge de Palestine « dans des conditions de sécurité extrêmement intenses et à haut risque », a dit l’Organisation Mondiale de la Santé. Huit des 39 bébés nés prématurés sont morts avant les secours, d’après les responsables palestiniens de la santé. Trois sont restés au sud de la Bande de Gaza.
Les 23 nouveaux-nés, qui ont été évacués vers l’Égypte et ont survécu, sont confrontés à un avenir plein d’incertitude. Certains ont retrouvé leurs parents, mais restent vulnérables. D’autres se retrouvent seuls au monde, leur famille étant morte ou injoignable – ce qui soulève des questions épineuses pour savoir qui est responsable de leur prise en charge, et ce qu’il adviendra d’eux après la guerre.
Le voyage d’Abu Khater vers sa fille a débuté avec un parcours angoissant vers le sud pendant la pause d’une semaine dans les combats en novembre dernier. Le couple a dormi dans les rues du sud de la Bande de Gaza jusuq’à ce que Abu Khater – mais pas son mari – soit autorisée à passer en Égypte début décembre.
Kinda avait une infection hépatique et des problèmes intestinaux. Elle ne pouvait pas manger et a survécu grâce à des solutés intraveineux. Mais au cours des semaines dans cet hôpital étincelant de la nouvelle capitale administrative d’Égypte à l’extérieur du Caire, elle a progressé en santé et en force.
Ce mois-ci, Kinda a pu être sortie de la couveuse.
« Je me suis sentie comme une mère », a dit Abu Khater, 23 ans, parlant de leurs retrouvailles en berçant son bébé – minuscule et les yeux grands ouverts – dans la chambre d’hôpital. « Avant, je ne me sentais pas mère. »
Au bout du couloir, dans deux chambres où sont alignés des moïses, il y a huit bébés non réclamés. On ne les connaît que par le nom de leur mère relevé sur des étiquettes apposées à leur cheville à la naissance.
Pour au moins deux d’entre eux, des reportages ou messages sur les réseaux sociaux fournissent des clés sur les tragédies qui ont marqué leurs premiers jours : Ibn Fatima el-Hersh (« fils de Fatima el-Hersh »), qui dormait sur le ventre dans une grenouillère rayée, était le seul survivant d’une frappe aérienne qui a tué 11 membres de sa famille en octobre. Il a été arraché au ventre de sa mère avant qu’elle ne succombe à ses blessures dans un hôpital du nord de Gaza, d’après les nouvelles de l’époque.
Le fils d’Halima Abderrabo ne peut ouvrir son œil droit qui a été blessé dans une attaque. Une photo de son dossier médical, partagée sur les réseaux sociaux, est assortie d’une note écrite à la main : « Les membres de la famille sont des martyrs. »
Quand les bébés sont arrivés à l’hôpital, l’équipe médicale a pensé qu’ils avaient moins de 20 % de chance de survie, d’après Khaled Rashed, médecin en néonatalogie. Ils étaient gravement déshydratés, « très malades » et ne pouvaient respirer sans aide. La plupart ne pesaient qu’environ trois livres. Ils avaient attrapé des infections pendant le voyage, provoquant une septicémie, la grande tueuse des nouveaux nés », ont-ils dit.
Cinq des 28 bébés sont morts depuis leur arrivée en Égypte.
« Toute l’équipe ici a fait de son mieux pour les garder en vie et, Dieu merci, y a réussi avec ces bébés », a dit Rashed la semaine dernière, en surveillant une pouponnière pleine de bébés endormis.
Cinq mères, dont les agents de santé de Gaza avaient retrouvé les coordonnées et les avaient inscrites sur une liste, ont accompagné leur bébé jusqu’en Égypte, d’après Osama el-Nems, infirmier de Gaza qui est arrivé avec eux et est resté ici pendant presque deux mois.
« Nous avons laissé nos numéros de téléphone partout pour que les familles des enfants puissent communiquer avec nous », a-t-il dit. Pendant la trêve de novembre, huit mères de plus et un père ont pu entrer en contact et ont obtenu plus tard l’autorisation d’aller en Egypte.
Presque tous les bébés dans l’hôpital des environs du Caire sont maintenant sortis des soins intensifs. Ils boivent des biberons et respirent sans aide. Et ils prennent du poids.
Pour les huit qui se retrouvent non réclamés, personne ne semble savoir où sont les parents, ni même s’ils sont encore en vie. Le personnel de l’hôpital dit qu’il dispose de peu d’informations et que ce n’est pas leur travail de mener l’enquête.
Après presque trois mois à s’occuper d’eux, « toutes les infirmières sont maintenant leurs mères », a dit le directeur général de l’hôpital, Ramzy Mounir Abdelazim.
L’infirmière Wafaa Ibrahim, 24 ans, a dit qu’elle arrivait à reconnaître des lueurs de leur personnalité : la fille de Sandous al-Kurd, bébé souriante avec quelques cheveux roux, est la plus bruyante (« Elle va crier et hurler jusqu’à ce qu’on la nourrisse »). La fille d’Heba Salah – dont le père a pu venir en Égypte, mais qui se trouve à une heure de route – a besoin « d’affection et de tendresse », a dit Ibrahim tout en berçant la petite en pleurs pour la calmer.
« Je ne sais pas ce qui va leur arriver », a-t-elle dit. « J’ai très peur pour eux. »
Des centaines d’enfants ont été évacués de Gaza en Égypte pour être soignés, d’après l’ambassadeur palestinien au Caire, Diab Allouh. « Très peu » sont arrivés seuls, a-t-il dit, mais en concédant : « Nous n’avons pas de liste détaillée. »
Les combats incessants, l’inégalité des communications et l’effondrement de la gouvernance dans la Bande de Gaza ont compliqué les tentatives pour retrouver la famille des enfants non accompagnés de Gaza, disent les organisations et les autorités palestiniennes. Les bombardements israéliens ont balayé ou déplacé de grandes familles entières, rendant la recherche plus aléatoire.
L’Autorité Palestinienne a formé un comité pour étudier la question, mais « les résultats sont très modestes », a dit dans un message sur WahtsApp Ahmed Majdalani, ministre du développement social situé à Ramallah.
Alors que des associations comme l’UNICEF – l’agence des Nations Unies pour les enfants – Défense des Enfants et le Comité International de la Croix Rouge ont une vaste expérience de recherche des familles dans les situations de conflit, elles disent que c’est la première fois que ce besoin se manifeste à Gaza où les solides réseaux familiaux ont largement protégé les enfants au cours des conflits passés.
La réunion des parents et des bébés en Égypte – neuf au total – fut largement le fruit du bouche à oreille, de voyages dangereux et de beaucoup de chance.
Lorsque les forces israéliennes ont encerclé al-Shifa, Hala Arouq, 24 ans, a perdu le contact avec le personnel qui s’occupait de sa fille prématurée, Massa. Elle n’a pas su que les bébés avaient été évacués jusqu’à ce que la famille de son mari en Turquie entre en contact avec les nouvelles.
Arouq et son mari n’ont pas pu passer un checkpoint israélien pour rejoindre Massa au sud de Gaza. Un employé de l’hôpital Emirati là-bas a appelé Arouq pour lui demander la permission d’évacuer le bébé vers l’Égypte. Après deux semaines d’attente, elle a eu l’autorisation d’aller au Caire avec son fils de 3 ans, Bakr, en remorque.
Nour al-Banna, 30 ans, a appris que ses deux jumelles, Leen et Layan, avaient été sauvées de l’hôpital al-Shifa, par sa belle-sœur qui travaillait pour le ministère de la santé de Gaza et a vu le nom des bébés sur une liste.
Al-Banna avait attendu désespérément pendant des semaines de pouvoir les retrouver. Mais elle était coincée dans le sud, la route vers le nord étant coupée par les soldats israéliens. « Il faisait froid et c’était dangereux. Aucune voiture n’avait le droit de passer », a-t-elle dit.
« J’ai pensé, ‘c’est fini, elles sont parties. Je n’aurai pas d’enfants’ », s’est-elle souvenu.
Quand elle a appris leur évacuation, al-Banna s’est précipitée vers Rafah pour être avec ses jumelles, puis est partie avec elles en Égypte.
Les médecins disent que la plupart des bébés sont presque suffisamment en bonne santé pour sortir de l’hôpital. Mais ils n’ont nulle part où aller.
Certains des bébés ont été envoyés le mois dernier dans une structure d’accueil pour enfants au Caire avec leurs mères. Les jumelles y ont attrapé froid et toutes deux sont mortes plus tard à l’hôpital ; leur mort a souligné la fragilité des bébés et a mis fin aux transferts.
Allouh a dit que maintenant, les bébés resteront à l’hôpital. Un responsable égyptien, parlant sous couvert d’’anonymat pour discuter d’un sujet sensible, a dit que l’Égypte continuerait d’en prendre soin « jusqu’à ce qu’on arrive à un accord sur leur avenir avec les autorités palestiniennes concernées ».
Les ministres égyptiens de la santé et de la solidarité sociale n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.
L’UNICEF a plaidé pour des placements familiaux plutôt que pour des soins en institution. « Si nous arrivons à contacter leur famille, ces bébés grandiront normalement, sans déficit neurologique », a dit Rashed, le médecin en Égypte.
En décembre, le ministère palestinien du Développement Social à Ramallah a publié un moratoire sur l’adoption d’enfants de Gaza sans la permission du ministère.
« C’est trop tôt pour parler de cela maintenant, traiter ces enfants d’orphelins », a dit Allouh, l’ambassadeur en Egypte. « Après la guerre, nous commencerons à rechercher leurs familles. »
Hajar Harb à Londres et Sima Diab au Caire ont contribué à ce rapport.
Traduction : J. Ch. pour l’AURDIP et Campagne BDS France Montpellier