Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU : « Il faut arrêter la furie et la rage d’Israël »

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Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, alerte sur le grave danger de nettoyage ethnique qui menace les Palestiniens dans la bande de Gaza. Elle appelle à négocier un cessez-le-feu d’urgence.

 

 

Pierre Barbancey

 

Deux semaines après l’attaque meurtrière du Hamas en territoire israélien qui a fait au moins 1 300 morts côté israélien et plus de 4 600 chez les Palestiniens, Francesca Albanese dresse le bilan provisoire de la situation.

À quoi assistons-nous depuis le 7 octobre au Proche-Orient ?

À une catastrophe de proportion épique. Une catastrophe humanitaire et politique. J’insiste beaucoup sur le fait que la tragédie n’a pas commencé le 7 octobre. Je comprends que certains se soient réveillés le jour où le peuple israélien a été gravement blessé au cœur avec des actions meurtrières menées par les militants de Hamas, qui ont tué des centaines d’innocents et kidnappé plusieurs d’entre eux.

Les attaques contre les civils ne sont jamais tolérables et ce que le Hamas a fait s’apparente à un crime de guerre, sans doute. C’est extrêmement grave et je comprends que cela justifie une réponse. Mais celle qu’Israël est en train de mettre en œuvre n’a rien à voir avec l’autodéfense et va bien au-delà de ce qui est permis par le droit international.

Que permet le droit international ?

Israël invoque l’article 51 de la charte des Nations unies qui fait référence au droit des États de se défendre quand ils sont attaqués. Or, il se trouve qu’Israël n’est pas attaqué par un autre État. Cela peut arriver dans l’avenir si la situation continue à dégénérer. Mais là, l’attaque et les crimes contre des civils israéliens ont été commis par un groupe armé faisant partie d’une résistance à l’occupation israélienne qui, désormais, dure depuis cinquante-six ans.

Je ne dis pas ça pour justifier ce que le Hamas a fait, absolument pas. Mais Israël n’est pas en train de réagir contre une menace posée par un État indépendant. La population de Gaza, comme tous les Palestiniens sous occupation israélienne depuis 1967, a, selon le droit international, le statut de personne protégée par Israël, qui est la puissance occupante. C’est là la question centrale.

Même si Israël a un droit à l’autodéfense, celui-ci ne peut pas s’exercer en violation des droits fondamentaux. Et on ne peut pas l’exercer en violant les principes critiques du droit international, notamment celui de distinction. On ne peut pas cibler des civils. Chaque action militaire doit être proportionnelle à l’objectif que l’on veut atteindre. Le principe de précaution souligne qu’on ne peut pas menacer, mettre en danger la vie des civils. C’est pourtant ce qu’Israël est en train de faire depuis le 7 octobre et de façon massive.

Des quartiers résidentiels ont été bombardés et détruits. Quarante-sept familles entières – soit cinq générations de Palestiniens – ont disparu des registres civils. Les cinq guerres menées contre Gaza, en 2008-2009, 2012, 2014, 2021, 2022, ont fait 4 200 morts au total. Cette fois, le même chiffre a été atteint en seulement deux semaines et continue d’augmenter. Un tiers de ces victimes sont des enfants et des femmes. Tout est en train d’être détruit, des hôpitaux, des écoles, des marchés…

30 % des habitations qui ont résisté à la destruction de cinq guerres sont désormais à terre. Je rappelle qu’un blocus illégal est exercé contre Gaza depuis 2007, qui s’est durci ces dernières semaines avec un siège empêchant jusque-là l’entrée d’eau, de matériel, de médicaments et d’essence.

Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA, a aussi dénoncé le fait que des infrastructures de cet organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens ont été bombardées. Quelle est la situation exacte ?

Il y a beaucoup de confusion et je suis aussi perturbée par le rôle que les médias internationaux sont en train de jouer. Ce n’est pas nouveau, nous l’avions déjà constaté avec la guerre en Irak, mais là, c’est vraiment choquant. Il est clair qu’on est en train de travailler l’opinion publique pour qu’elle soutienne la stratégie d’Israël. Or, s’il faut effectivement exprimer toute notre solidarité envers le peuple israélien pour ce qu’il a vécu, il est néanmoins nécessaire de mettre les choses dans leur contexte.

On ne peut pas considérer une population entière responsable des actions que le Hamas a menées. Alors que les bombardements se poursuivent à Gaza, on assiste également à des attaques contre les Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Depuis le 7 octobre, plus de 61 d’entre eux ont été tués par des colons armés. Les soldats n’ont jamais protégé les Palestiniens. C’est une occupation violente et coloniale. C’est la seule raison pour laquelle il y a autant de violence en Palestine et en Israël.

Mais vous faites allusion aussi, à propos des médias, à la polémique autour de ce qui s’est passé dans l’hôpital baptiste de Gaza ?

Lors de sa rencontre avec Benyamin Netanyahou, le président américain a déclaré que l’hôpital avait été bombardé par « l’autre camp », dédouanant ainsi Israël. Pourtant, deux messages postés avant l’explosion par l’armée israélienne sur X (ex-Twitter) faisaient allusion à la présence de militants palestiniens dans l’hôpital. Ces tweets, pouvant peut-être représenter, du point de vue juridique, une reconnaissance de la responsabilité israélienne, ont été retirés.

Il y a eu aussi une reconstruction, faite par Forensic Architecture (association qui avait fait la reconstitution de l’assassinat de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, le 11 mai 2022, à Jénine, montrant la responsabilité des soldats israéliens – NDLR), qui contredit tout ce que l’armée avance. Je dis cela sans préjuger de ce que doit montrer une enquête officielle.

Il est tout à fait dommageable que la presse reprenne des informations non vérifiées et qui jettent le trouble. De toute façon, quels que soient les responsables, le fait même qu’un hôpital puisse être frappé est une raison supplémentaire pour arrêter les hostilités, libérer les otages, mais aussi toutes les personnes détenues de façon arbitraire par Israël.

Annoncés vendredi, 20 camions d’aide humanitaire sont entrés dans la bande de Gaza, samedi. Les quantités sont-elles suffisantes pour 2,2 millions de personnes ?

Avant le 7 octobre, des centaines de camions entraient chaque jour dans la bande de Gaza et c’était souvent insuffisant. Aujourd’hui, la population a besoin de tout et surtout de carburant pour faire fonctionner les générateurs, les hôpitaux, la désalinisation de l’eau. Les habitants de Gaza boivent en ce moment de l’eau de mer et de l’eau très contaminée venant de puits.

Le secrétaire général de l’ONU a dû se rendre sur place, en personne, à la frontière entre Gaza et l’Égypte. Israël est normalement obligé de faire entrer l’aide humanitaire également par les autres points de passage depuis son territoire, à Erez et Kerem Shalom. Au lieu de cela, les bombardements sur la population civile ont continué. Il est maintenant prioritaire d’obtenir un cessez-le-feu.

Israël a ordonné l’évacuation du nord de Gaza. Cela concerne 1,1 million de personnes, ce qui revient à vider la bande de Gaza des Palestiniens. La plupart des organisations humanitaires l’ont dénoncé. Si l’on en croit certains dirigeants politiques israéliens, le but est de pousser les Palestiniens dans le Sinaï. C’est du nettoyage ethnique. Israël l’a déjà fait.

Entre 1947 et 1949, 750 000 Palestiniens ont été chassés et jamais autorisés à revenir ; 80 % d’entre eux venaient de territoires qui constituent aujourd’hui Israël. En 1967, 350 000 Palestiniens ont été forcés de trouver un refuge en Jordanie ou dans d’autres pays du Moyen-Orient. Ils n’ont jamais été autorisés à revenir non plus. Israël semble être en train de faire la même chose. D’ailleurs, certaines ONG à Gaza craignent que le corridor humanitaire ne soit utilisé pour pousser les populations hors de Gaza.

Quelle est la responsabilité des acteurs internationaux ?

Il existe une obligation, dans le cadre du droit international, de prévenir les atrocités, les crimes qu’on appelle en anglais « atrocity crimes ». Il ne s’agit pas seulement de juger les responsables devant des tribunaux internationaux une fois les crimes commis et les innocents tués. Les États membres de l’ONU sont obligés d’intervenir parce que nous assistons à des violations patentes du droit international et du droit humanitaire. Il faut arrêter la furie et la rage d’Israël.

Ce qu’il se passe n’est-il pas en train de fragiliser l’ONU, de la rendre obsolète ?

Je ne pense pas que ce soit un objectif en tant que tel. Mais il s’avère que les Nations unies sont complètement fragmentées. Voyez la résolution présentée il y a quelques jours au Conseil de sécurité. Elle condamnait sans équivoque les « attaques terroristes odieuses » perpétrées par le Hamas, parlait des otages et pas de cessez-le-feu immédiat mais de pauses humanitaires. Les États-Unis y ont opposé leur veto. C’est très grave. Parce que cela veut dire donner carte blanche à ce qu’Israël est en train de faire.

D’ailleurs, Joe Biden s’est rendu sur place pour apporter un soutien supplémentaire, politique et militaire. Il a dit qu’il fallait respecter le droit international, mais il a déjà été terriblement violé ! J’espère que cette situation créera une opportunité pour que l’Europe renoue avec ses principes et agisse pour la protection du droit international. C’est la seule chose qui peut nous protéger de la force brute.

 

Source : https://www.humanite.fr/monde/guerre-israel-hamas/francesca-albanese-rapporteuse-speciale-de-lonu-il-faut-arreter-la-furie-et-la-rage-disrael

 

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