Interdit de voyage par Israël et menacé de pire encore
Glenn Greenwald questionne Omar Barghouti, cofondateur de BDS
Cette semaine, bien qu’il vive en Israël depuis 22 ans sans le moindre antécédent judiciaire, Omar Barghouti s’est vu refuser le droit de voyager en dehors du pays. L’un des pionniers du mouvement BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) contre Israël et qui ne cesse de gagner en puissance, Barghouti, qui s’exprime dans un anglais des plus précis, a beaucoup voyagé dans le monde entier pour défendre son point de vue. Le refus du gouvernement israélien de lui permettre de voyager cherche manifestement à réprimer sa voix et son militantisme. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou faisait pourtant partie des dirigeants mondiaux qui, l’an dernier, s’étaient déplacés à Paris pour participer au « rassemblement pour la liberté d’expression ».
En tant qu’époux d’une citoyenne palestinienne d’Israël, Barghouti est titulaire d’un visa de résidence permanente dans le pays mais a néanmoins besoin d’une autorisation officielle pour se déplacer en dehors d’Israël, un document de voyage qui – jusqu’à la semaine dernière – avait été renouvelé tous les deux ans. Cette semaine, Haaretz rapportait qu’en sus de l’interdiction de voyager, « les droits de résidence de Barghouti étaient actuellement remis en question ».
L’interdiction de voyager a été décidée après des mois de menaces publiques dérangeantes dirigées contre sa personne par un gouvernement israélien devenu de plus en plus extrémiste et qui se montre de plus en effrayé de la populartité internationale croissante de BDS. En mars dernier, le ministre de l’Intérieur Aryeh Deri menaçait de retirer ses droits de résidence à Barghouti, admettant explicitement qu’il allait le faire en guise de représailles contre ses propos et ses plaidoyers : « Il utilise son statut de résident pour parcourir le monde entier dans le but d’agir contre Israël de la façon la plus grave qui soit. (…) Il a tiré parti de l’ouverture d’esprit d’Israël pour nous dépeindre comme l’État le plus horrible de la planète. »
Sarah Leah Whitson, de Human Rights Watch, a déclaré dans The Electronic Intifada que « le refus par Israël de renouveler le document de voyage de Barghouti constitue en fait une tentative de le punir d’exercer son droit à s’engager dans un militantisme politique pacifique, en recourant à son arsenal de contrôle bureaucratique des existences des Palestiniens. » Et d’ajouter : « Israël a utilisé ce genre de contrôle pour interdire arbitrairement à de nombreux Palestiniens de voyager, ainsi que pour empêcher les inspecteurs internationaux des droits de l’homme, les journalistes et les militants d’entrer en Israël et dans les territoires palestiniens. »
Mais les menaces adressées à Barghouti en provenance du gouvernement israélien vont bien plus loin que son droit de voyager. Le mois dernier, Amnesty International a émis une mise en garde exceptionnelle disant que le groupe était « inquiet à propos de la sécurité et de la liberté » de Barghouti, citant des menaces émanant du ministre israélien des Transports, des Renseignements et de l’Énergie atomique, Yisrael Katz, qui demandait à Israël de s’engager dans des « éliminations civiles ciblées » de responsables BDS avec l’aide des renseignements israéliens. Comme le faisait remarquer Amnesty, « le terme fait allusion à des »assassinats ciblés » et c’est d’ailleurs le terme communément utilisé pour décrire la politique israélienne de ciblage des membres des groupes armés palestiniens ».
Comme The Intercept l’a régulièrement rapporté au cours de l’année écoulée, les tentatives de criminaliser le militantisme BDS – non seulement en Israël mais au niveau international – sont l’une des pires menaces contre la liberté d’expression et le droit d’association en Occident. La menace s’est particulièrement durcie dans les campus des universités américaines, où des sanctions officielles à l’encontre des étudiants propalestiniens sont désormais monnaie courante. Mais, manifestement, les menaces auxquelles Barghouti est confronté en Israël sont bien plus sévères encore.
Indépendamment de ses points de vue sur BDS et sur l’occupation israélienne, toute personne qui prétend croire dans les conceptions fondamentales des droits de la liberté d’expression devrait être révoltée par le comportement d’Israël. J’ai discuté hier avec Barghouti de cette dernière attaque israélienne contre ses libertés civiles fondamentales, de l’extrémisme croissant en Israël et des tendances plus larges concernant la liberté d’expression et le militantisme BDS. « Je prends très mal la chose », m’a-t-il dit, « mais je ne suis certainement pas découragé. » Vous pouvez entendre la discussion de 25 minutes sur l’enregistrement ICI ; voici en outre la retranscription complète de l’interview.
Transcription de l’interview
GLENN GREENWALD. Le gouvernement israélien est de plus en plus obsédé d’imposer des restrictions et des sanctions aux responsables BDS. Parlez-nous de cette nouvelle restriction de déplacement qu’Israël vous a imposée. Comment l’avez-vous apprise ? En quoi consiste-t-elle ?
OMAR BARGHOUTI. Tous les deux ans, je dois renouveler mon document de voyage israélien et, sans cela, je ne peux quitter le pays ou y entrer de nouveau. Du fait que je suis un résident permanent en Israël, je ne puis m’en aller sur base d’aucun autre passeport, si ce n’est ce document de voyage israélien.
GREENWALD. Vous avez un autre passeport ?
BARGHOUTI. Oui, j’ai la citoyenneté jordanienne.
GREENWALD. Mais, pour quitter Israël, vous avez besoin de leur autorisation tous les deux ans.
BARGHOUTI. C’est cela. Le 19 avril, le ministère de l’Intérieur à Acre, où je réside officiellement, nous a informés qu’il n’allait pas renouveler mon document de voyage, m’interdisant effectivement, de la sorte, de voyager. Cela se passe, comme vous l’avez fait remarquer correctement, dans le contexte d’une répression très accrue contre le mouvement BDS, qui cherche la liberté, la justice et l’égalité pour les citoyens palestiniens. Il cherche donc à obtenir les droits palestiniens tels qu’ils sont repris dans les lois internationales. Mais, du fait qu’il a tellement gagné en efficacité ces derniers temps, du fait que le soutien s’est terriblement accru ces deux dernières années, nous payons en quelque sorte le prix du succès du mouvement.
Bien des gens se rendent compte qu’Israël est un régime d’occupation, de colonialisme d’implantation et d’apartheid et entreprennent par conséquent des actions afin de lui faire rendre des comptes face aux lois internationales. Israël se rend compte que des sociétés abandonnent leurs projets en Israël, parce que ces projets enfreignent les lois internationales, des fonds de pension font la même chose, des artistes de premier plan refusent de se produire à Tel-Aviv, de la même façon que Sun City avait été boycottée à l’époque de l’Afrique du Sud de l’apartheid.
Ainsi, ils voient cet isolement grandir, ils peuvent voir l’importance que la chose a prise en Afrique du Sud, si vous voulez. Et, pour cette raison, ils ont accru leurs pressions, y compris en espionnant les défenseurs des droits de l’homme de BDS, qu’ils soient palestiniens, israéliens ou internationaux, en les surveillant, bien sûr, ainsi qu’en agitant ces récentes menaces d’élimination civile ciblée et en nous interdisant de voyager, etc.
Ainsi donc, nous prenons vraiment très mal la chose, personnellement, je suis très troublé par ces menaces. Nous les prenons très au sérieux, particulièrement dans ce contexte. Nous vivons dans un pays où le racisme et l’incitation raciale contre les Palestiniens indigènes se sont terriblement accrus au sein de la société israélienne en général. C’est vraiment devenu habituel, actuellement, de manifester ouvertement son racisme à l’égard des Palestiniens. Bien des colons et des Israéliens de la droite pure et dure se chargent de prendre les affaires en mains propres – complètement soutenus par l’État – et agressent physiquement les Palestiniens.
Et, par conséquent, dans ce contexte, je suis très troublé, mais je ne suis certainement pas découragé. Je poursuivrai mon combat non violent pour des droits palestiniens conformes aux lois internationales et rien de ce qu’ils feront ne pourra m’arrêter.
GREENWALD. À propos des restrictions de voyage proprement dites, depuis combien de temps receviez-vous ce permis de voyager ? Vous ont-ils donné la moindre raison pour vous la refuser dans le cas présent ? Et avez-vous déjà eu des problèmes dans le passé – selon leur point de vue – qui justifieraient ce refus ?
BARGHOUTI. Non. En fait, je suis résident permanent d’Israël depuis 1994, c’est-à-dire depuis vingt-deux ans sans interruption et sans la moindre infraction aux lois – pas même une infraction de roulage ! Ainsi donc, il n’y a rien sur mon casier qu’ils puissent utiliser contre moi.
Appeler à un boycott, jusqu’à présent, n’est pas un délit en Israël. C’est un acte dommageable – ils peuvent me punir de diverses façons – mais ce n’est pas un délit sur lequel ils peuvent s’appuyer pour me supprimer mon droit de résidence. Et ils le savent très bien – ils ne s’appuient pas sur des bases juridiques très solides. Et ils cherchent des façons de m’intimider, de me menacer, de me réduire au silence par d’autres méthodes. Et cela ne semble pas fonctionner, de sorte que, cette fois, ils s’emploient à me supprimer mon statut de résident permanent.
En vingt-deux ans, je n’ai jamais eu le moindre problème pour faire renouveler mon document de voyage. C’est donc précisément quand le mouvement BDS s’est réellement mis à avoir de l’impact et une grande efficacité, avec une croissance et un soutien impressionnants, y compris parmi les jeunes Américains juifs, les jeunes Britanniques juifs, etc. – et cela inquiète vraiment Israël –, et alors seulement, qu’Israël a commencé à prendre de telles mesures draconiennes, répressives et antidémocratiques à l’extrême contre le mouvement, qui est un mouvement non violent, en nous accusant de toutes sortes de choses.
GREENWALD. Donc, en ce qui concerne votre statut en Israël, et votre droit de voyager, si je ne me trompe, vous vivez en Israël avec votre épouse, qui est citoyenne israélienne ? C’est exact ?
BARGHOUTI. Oui, c’est exact, ma femme est une citoyenne palestinienne d’Israël.
GREENWALD. Cela vous confère-t-il le droit de rester ou sont-ils en fait en mesure de révoquer votre statut de résident permanent ?
BARGHOUTI. Quand il s’agit de non-Juifs – comme on nous appelle en Israël – personne ne sait ce qui est applicable ou pas. Comme vous le savez, il existe en Israël plus de cinquante lois qui sont discriminatoires à l’égard des citoyens palestiniens de l’État, sans parler des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza qui, eux, sont des non-citoyens.
C’est ainsi qu’un citoyen palestinien d’Israël ne dispose pas de toute la série de droits dont dispose le citoyen juif, tout simplement parce que le Palestinien n’est pas un ressortissant juif et que ce n’est que si vous en êtes un – quoi que cela puisse signifier – que vous disposez de toute la série des droits. C’est une définition extraterritoriale de la nationalité de telle sorte qu’en Israël il n’y a pas de nationalité israélienne – cela n’existe tout simplement pas.
La Cour suprême a rejeté cette notion, la Knesset l’a fait aussi, il n’y a pas de nationalité israélienne. Il existe une citoyenneté israélienne, mais cela ne vous habilite pas à disposer de la série complète des droits. Et ainsi donc, oui, ma femme est une citoyenne israélienne et j’ai mon statut de résident permanent par ce biais mais, quant à connaître les droits dont je bénéficie et ceux dont je ne bénéficie pas, cela dépend de l’humeur des politiciens et de jusqu’où les tribunaux sont disposés à être d’accord avec cela.
GREENWALD. Discutons des efforts contre le mouvement BDS dans un sens plus large, en dehors des frontières israéliennes. Pendant longtemps, je pense, la tactique a été de tenter d’ignorer BDS, de le traiter comme s’il était tellement marginalisé, tellement inconséquent qu’il ne valait même pas la peine d’en discuter ou d’en tenir compte, et encore moins d’entreprendre des actions contre lui. Et, comme vous l’avez suggéré, quand c’est devenu une tactique bien plus largement acceptée, quand le monde a vu l’horreur – je pense que l’un des tournants de la dernière opération à Gaza, qui a tué tant d’enfants et d’hommes et de femmes innocents – c’est devenu une tactique qui commence à reproduire de multiples manières, comme vous l’avez si bien suggéré, ce qui s’est passé en Afrrique du Sud à travers de nombreux campus universitaires. Les jeunes Juifs américains qui, aujourd’hui, sont pleinement embarqués dans BDS en tant que tactique morale et nécessaire…
Et le résultat a été qu’on a commencé à voir plus de dirigeants mondiaux et des gens comme Hillary Clinton dénoncer BDS dans les termes les plus virulents, l’assimilant même à l’antisémitisme et – je pense que c’est ce qui est le plus dérangeant – des lois réelles sortent actuellement, pas seulement aux États-Unis mais un peu partout en Europe, pour criminaliser BDS et faire en sorte qu’il soit illégal de le promouvoir ou de s’engager dans le militantisme en son nom.
Parlez de ce dont vous avez été témoin en tant que personne qui a été dans ce mouvement dès le début, parlez des changements qui sont en cours en termes de la façon dont la riposte à ce mouvement se développe.
BARGHOUTI. Je pense qu’après des années d’incapacité à faire cesser, ou même à ralentir la croissance de BDS et la croissance du soutien à BDS dans le monde entier, particulièrement en Occident, Israël recourt à l’arme la plus puissante, si vous voulez, qui est d’utiliser son influence au Congrès américain et, à travers celui-ci, son influence à Bruxelles et au sein de l’Union européenne et ainsi de suite, pour criminaliser BDS d’en haut, après avoir été incapable de l’arrêter depuis la base.
Du fait que BDS se développe au niveau de la société civile – syndicats, associations universitaires, groupes estudiantins, groupes LGBT, groupes de femmes, etc., Israël recourt à cette tentative pour le délégitimer d’en haut.
Comme vous l’avez dit avec à-propos, ils s’emploient à faire adopter des lois aux États-Unis et dans les législatures d’Etat afin de criminaliser BDS ou de créer des « listes noires » d’individus et d’organisations impliqués dans BDS, ce qui nous rappelle les jours les plus sombres du mccarthysme. Et c’est ainsi, vraiment, qu’Israël entretient un nouveau mccarthysme, et rien de moins, puisqu’il demande à des gouvernements qu’ils estime amis de sanctionner les discours, le militantisme et les campagnes de défense des droits palestiniens repris dans les lois internationales.
Ainsi, voilà un mouvement essentiellement non violent qui est bien ancré dans la déclaration internationale des droits de l’homme. Il s’oppose à toutes formes de racisme, y compris l’antisémitisme. Et nous n’avons aucune hésitation sur ce plan. Nous sommes très catégoriques au sujet de notre opposition à toutes les formes de racisme. En raison de cela – et non en dépit de cela – Israël est extrêmement embarrassé. Le régime israélien d’occupation et d’apartheid est embarrassé quand ce mouvement inclusif pour les droits de l’homme prend de l’extension et plaît à un public de masse, y compris de nombreux jeunes Américains juifs.
Et c’est ainsi qu’Israël recourt à ce nouveau mccarthysme. C’est en France que la situation est la pire, avec un gouvernement qui prétend, en fait, qu’appeler au boycott des produits israéliens est désormais illégal sur le territoire français. On peut appeler à un boycott des produits français à Paris et ce sera OK, mais pas des produits israéliens. Imaginez l’énorme hypocrisie !
GREENWALD. Et des personnes ont été arrêtées à Paris parce qu’elles portaient des t-shirts BDS…
BARGHOUTI. Exactement. Ces mesures de répression en France sont sans précédent. Nous n’avons jamais rien vu de tel. Ces derniers temps, Paris est vraiment devenu la capitale de la répression anti-palestinienne. Imaginez – la cité prétendument des libertés est devenu la cité des ténèbres, pour les Palestiniens.
GREENWALD. Il y a juste un an, il y a eu là une énorme marche en faveur de la liberté d’expression.
BARGHOUTI. Nous ne considérons pas cette répression anti-palestinienne comme un cas isolé. Israël entretient la chose, mais il y a déjà beaucoup de répression, en Occident. Il y a déjà des attaques contre les syndicats, des attaques contre la liberté d’expression, contre la justice sociale, contre les mouvements en faveur de la justice raciale, on assiste à une énorme militarisation et sécurisation de la société, en Occident.
Et Israël tire profit de son énorme marché sécuritaire et militaire national – ce sont des affaires très juteuses, pour Israël. Il entraîne des forces de police un peu partout aux États-Unis, de Ferguson à Baltimore. La police de Londres, également. Celle de Paris.
GREENWALD. L’une des critiques venant des opposants à BDS, quand ils entendent des choses comme celles que vous venez de citer pour dénoncer cette érosion des libertés civiques en Occident, y compris en Europe, c’est, disent-ils, quelque peu ironique, voire hypocrite de votre part, en tant que défenseur et promoteur des droits palestiniens, de critiquer cette érosion des libertés civiques en Occident alors que, partout dans les territoires palestiniens, il n’y a certainement pas de droits pour les LGBT, ou très peu, et qu’il y a bien moins de droits aux libertés civiques pour les femmes dans des endroits comme Gaza et certaines parties de la Cisjordanie. Que répondez-vous à cela ? Est-ce quelque chose que vous abordez dans votre militantisme pour les droits palestiniens ?
BARGHOUTI. Certainement. En tant que mouvement inclusif, nous réclamons l’égalité des droits pour tous les êtres humains, quelle que soit leur identité. Ainsi, nous nous opposons absolument à toute forme de discrimination contre qui que ce soit et reposant sur quelque attribut identitaire. Maintenant, est-ce que nous avons de la répression dans les territoires occupés de la Cisjordanie et à Gaza ? Absolument.
Les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza sont sous occupation militaire israélienne de sorte qu’ils souffrent d’une négation de tous leurs droits, depuis la liberté de mouvement jusqu’au droit à la liberté d’expression, voire au droit à la vie, dans certains cas, comme nous l’avons vu à Gaza. Mais oui, au-dessus de tout cela, il y a la répression sociale, naturellement.
GREENWALD. Imposée par des Palestiniens à d’autres Palestiniens…
BARGHOUTI. Imposee par l’Autorité palestinienne, par les autorités de Gaza et, oui, c’est de la répression des Palestiniens par des Palestiniens. Mais l’Autorité à Ramallah est étayée, elle est soutenue entièrement par les gouvernements occidentaux, par les États-Unis, par les gouvernements européens et, dans une certaine mesure, mais assez importante, par Israël.
On ne peut donc pas dire que les bailleurs de fonds européens et américains poussent à plus de démocratisation et de liberté d’expression et de libertés civiques. Ils acceptent la répression croissante de la part des autorités palestiniennes aussi longtemps qu’elles font le boulot, qu’elles se chargent de certains des fardeaux de l’occupation dans le même temps qu’Israël continue à coloniser, à pratiquer l’épuration ethnique et à se livrer à des crimes de guerre.
GREENWALD. Vous parliez un peu plus tôt de que vous appelez maintenant ce racisme ouvert et même des partisans d’Israël, des gens qui s’identifient eux-mêmes en tant que sionistes, ont tiré ces sonnettes d’alarme à propos de la détérioration du discours civique sur Israël, sur la façon dont des choses naguère inconcevables ou reléguées dans la marge sont devenues aujourd’hui très courantes.
Vous êtes quelqu’un qui vit en Israël depuis 1994, soit vingt-deux ans, maintenant. Comment décrivez-vous les changements en termes de ce qui s’est produit en Israël au niveau intérieur ? Est-ce que quelque chose que vous considérez comme une scission naturelle avec ce qui a eu lieu ou est-ce une évolution naturelle de quelque chose qui était un peu plus dissimulé, que les gens étaient peut-être un peu plus courtois il y a une vingtaine d’années, mais que c’est tout simplement devenu un peu plus explicite aujourd’hui ?
BARGHOUTI. Je pense que le racisme est inhérent à toute société coloniale et Israël n’est pas une exception. Dans ce régime de colonialisme d’implantation, d’occupation et d’apartheid, le racisme n’a rien d’une coïncidence. C’est un pilier du système. Voyez comment Israël traite BDS. BDS appelle au boycott, au désinvestissement et à des sanctions en vue de réaliser la liberté, la justice et l’égalité des Palestiniens et Israël perçoit cela comme une menace majeure. Mais la liberté, la justice et l’égalité ne menacent que l’absence de liberté, l’injustice et l’inégalité. Elles ne menacent absolument personne parmi les gens qui ne s’appuient pas sur l’existence du racisme.
Il est certain, comme vous l’avez dit à juste titre, qu’Israël a laissé tombé le masque. Avec les dernières élections de 2015, Israël a élu son gouvernement le plus raciste de son histoire et nous avons aujourd’hui le Parlement le plus raciste de tous les temps. La Knesset la plus raciste de l’histoire, comme le dit Haaretz, le quotidien israélien. Au point que, voici quelques jours, le chef d’état-major adjoint de l’armée israélienne a déclaré que le racisme prend une ampleur qui rappelle l’époque de 1930 en Allemagne. Ce sont les propos du chef d’état-major adjoint de l’armée israélienne, et non de l’un ou l’autre quidam dans les rues de Londres ou de Paris. C’est une déclaration extrêmement importante émanant d’un des principaux généraux en Israël. Il est très inquiet de ce que ces symptômes de racisme extrême apparaissent partout et deviennent omniprésents dans la société israélienne. Et cela, c’est vraiment, vraiment effrayant.
Par ailleurs, en laissant tomber le masque, le régime israélien a d’une certaine façon accéléré la croissance de mouvements comme le nôtre. Le boycott s’est accru considérablement – je l’ai dit précédemment et je le répéterai – nous pouvons attribuer une partie du succès, une partie du crédit de la croissance et de l’impact de BDS aux mesures d’extrême droite du gouvernement israélien et au fait qu’il a laissé tomber le masque de la démocratie éclairée, etc. C’est quelque chose qu’ils abandonnent, avec le ministère de l’Éducation qui instille des notions d’un racisme extrême dans ses manuels, ou avec le ministère de la Culture qui réclame des serments de fidélité aux artistes qui veulent se produire à Tel-Aviv.
Cela atteint réellement un niveau de racisme flagrant sans précédent. Le racisme a toujours été présent, mais il a toujours été très discret, très caché sous une façade sioniste supposée libérale qui fait miroiter aux yeux du monde les miracles scientifiques et culturels israéliens tout en maquillant très bien la société coloniale et raciste profondément enracinée d’Israël.
GREENWALD. Ma question finale concerne deux ou trois réserves, critiques ou objections envers la plate-forme BDS et qui ne viennent pas d’adversaires évidents de BDS mais de personnes qui ont même en général beaucoup de sympathie pour la cause palestinienne, tout en formulant des critiques acerbes contre Israël. Très souvent, les personnes de ce camp diront ceci : « Pourquoi Israël devrait-il être boycotté spécifiquement pour ses violations des droits de l’homme alors que tant d’autres pays dans le monde, y compris les États-Unis, sont coupables de violations des droits de l’homme semblables, si pas pires, et qu’il n’y a aucun mouvement de boycott contre ces pays ? »
Puis l’autre critique du même ordre, c’est que la plate-forme BDS elle-même – en incluant un droit au retour des Palestiniens qui, s’il était accepté, se solderait essentiellement par la fin d’Israël comme État juif, ce qu’Israël n’acceptera jamais – fait du mouvement BDS lui-même quelque chose qui vise à atteindre un objectif qui, en fait, ne pourra jamais se réaliser, ce qui rend par conséquent le mouvement moins efficient.
Que répondez-vous à ces deux préoccupations ou critiques ?
BARGHOUTI. C’est amusant, lorsque des gens en marge parlent d’efficience, alors qu’Israël combat BDS avec tant de moyens dans le monde entier, poussant les gouvernements à adopter des lois destinées à le combattre, utilisant ses services de renseignement pour espionner des citoyens dans le monde entier – des militants des droits de l’homme engagés dans BDS. Il est très étrange d’entendre quoi que ce soit sur l’efficience du mouvement. Je pense que cette affaire est bien établie, désormais. Des entreprises abandonnent des projets israéliens, des fonds de pension font de même, des églises importantes, des associations académiques de premier plan du monde entier, et particulièrement aux États-Unis, entreprennent des actions.
GREENWALD. Mais, quand ils le font, ils le font – du moins dans les termes de ce que vous exprimez – en opposition à l’occupation.
BARGHOUTI. Pas uniquement. Quand vous considérez les associations académiques et les syndicats, Glenn, ils sont allés bien plus loin que ça. Les églises, d’accord, se sont arrêtées à la seule occupation mais, quand vous regardez les associations académiques – l’Association des Études américaines, l’Association anthropologique, les Études féminines et d’autres encore, elles se sont engagées dans un boycott universitaire total d’Israël et qui vise toutes les institutions académiques israéliennes en raison de leur complicité dans la planification, l’application et le blanchiment du régime d’oppression israélien.
GREENWALD. Ce que je voulais dire, ce n’était pas que leur boycott étaient dirigé uniquement contre les Israéliens dans les territoires occupés, mais plutôt que leur objectif en soutenant le boycott n’était pas d’assurer le droit au retour pour les Palestiniens, comme ils le décrivent, mais bien de mettre un terme à l’occupation. Seriez-vous d’accord avec cela ?
BARGHOUTI. En fait, la plupart des partenaires et des supporters de BDS soutiennent complètement les trois volets de notre appel BDS de 2005, qui sont : la fin de l’occupation, la fin de la discrimination et du régime d’apartheid en Israël, et le droit au retour. Nous ne sommes pas conscients qu’il y ait des partenaires qui ne soutiennent pas le droit au retour comme un droit fondamental stipulé par l’ONU.
Tous les réfugiés, qu’ils soient des réfugiés juifs de la Seconde Guerre mondiale ou des réfugiés du Kosovo, ont ce droit. C’est une loi internationale et les Palestiniens ne devraient pas en être exclus. C’est très raciste de dire que le retour des réfugiés palestiniens mettrait un terme à l’apartheid et que ce serait mauvais. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si mauvais dans le fait que des réfugiés peuvent avoir le droit de rentrer chez eux ? Si cela dérange un système d’apartheid qui s’appuie sur le racisme et sur l’exclusion et qui ne veut pas voir des gens obtenir leurs droits, quel est l’argument, là-dedans ?
GREENWALD. Pour être clair, simplement, l’argument que je décris ici – et, de toute façon, ce n’est pas mon argument, je ne le défends pas, je me contente simplement de le formuler –, c’est l’objection qui vient, non pas de gens de droite qui critiquent BDS, mais de nombreux alliés et personnes qui sont des partisans de longue date des droits palestiniens, comme Norman Finkelstein et Noam Chomsky.
L’argument n’est pas que le droit au retour n’est pas justifiable, moralement ou éthiquement, en fait j’estime que tous deux (Finkelstein et Chomsky) – et à peu près tout le monde serait d’accord – diraient que, dans un monde idéal, les Palestiniens auraient droit au retour. Leur argument est tactique et pragmatique : si vous accordez le droit au retour aux Palestiniens, cela signifierait essentiellement la fin d’Israël en tant qu’État juif, ce qui, à son tour, signifierait qu’Israël ne sera jamais d’accord avec cela. Et, de la sorte, vous avez donc créé un but inaccessible, qui ne pourra jamais se réaliser et qui n’est pas réaliste et qui, partant, n’est donc pas destiné à aider les Palestiniens, mais à être en fin de compte un objectif inévitablement voué à l’échec.
BARGHOUTI. Eh bien, en fait, c’est une objection très dogmatique. Dire que cela ne se produira jamais, c’est ignorer l’histoire, c’est ignorer que d’importants empires se sont écroulés à notre époque, bien qu’on les ait crus invincibles quelques années encore avant qu’ils ne s’écroulent. Qui aurait pensé qu’un pays aussi puissant que l’Union soviétique allait s’effondrer ? Qui aurait pensé dans les années 1980 que l’apartheid en Afrique du Sud allait s’écrouler ? Qui aurait pensé que Timor-Est allait acquérir son autonomie alors que, vingt ans plus tôt, personne ne savait même où se trouvait Timor-Est ?
Il est donc très dogmatique pour des gens de dire que ce n’est que lorsqu’il s’agit de protéger l’apartheid israélien qu’on ne peut le remettre en question – si vous osez le faire, Israël va faire s’écrouler la toiture sur tout le monde.
Israël dépend terriblement du soutien public venu de l’extérieur, de la complicité des gouvernements occidentaux. Si celle-ci s’érode, à mesure que BDS prend de l’ampleur et que le soutien du public à BDS s’accroît, et qu’Israël se retrouve isolé dans la sphère académique, économique, culturelle et militaire, finalement, il va devoir se plier aux lois internationales et nous verrons des dissensions grandir en Israël comme dans tout autre État colonial.
Nous ne verrons pas de dissensions aussi longtemps que le prix ne sera pas assez élevé. Quand il le sera, nous les verrons s’accroître et de plus en plus d’Israéliens juifs rejoindront les rangs de BDS de sorte que nous pourrons modeler ensemble, de façon éthique, un avenir s’appuyant sur la justice, la liberté et l’égalité.
Revenons-en au premier point qui était « pourquoi cibler Israël et pas les États-Unis ». L’archevêque Desmond Tutu avait un argument très similaire à propos de ce problème quand on le soulevait concernant l’Afrique du Sud. Il disait que l’Afrique de l’apartheid n’était certainement pas le pire système d’oppression dans le monde, mais qu’on ne pouvait pas demander aux Sud-Africains – à la majorité noire – pourquoi ils combattaient l’apartheid. Si vous avez la grippe, vous ne luttez pas contre une autre maladie, vous luttez contre la maladie dont vous souffrez.
Les Palestiniens subissent le régime d’oppression d’Israël et, par conséquent, bien sûr, il nous faut combattre cet oppresseur immédiat. Maintenant, le fait qu’Israël est totalement soutenu par les États-Unis – sponsorisé, financé, protégé – ne signifie pas que nous ne devrions pas combattre notre oppresseur immédiat. Voilà comment, vous opérez efficacement un changement et arrachez vos droits.
Ceci n’est pas un exercice intellectuel. Oui, on peut appeler au boycott de tous les gouvernements qui soutiennent l’oppression israélienne – les États-Unis et d’autres – mais c’est un intellectualisme qui ne débouche pas sur l’action. Si nous suivons le modèle de réflexion et d’action de Paulo Freire, disant qu’il faut réfléchir, puis agir, on n’agit pas en appelant au boycott des États-Unis, parce que c’est le seul empire survivant. Il est invincible en ce moment présent, en 2016. Il serait complètement ridicule d’appeler à boycotter les Etats-Unis.
Comme le disait Naomi Klein, cela ne marcherait jamais. Les boycotts ne sont pas que de simples exercices intellectuels, ils doivent aussi fonctionner. Nous ne faisons pas cela pour nous amuser, ni pour en faire un but en soi. Nous le faisons pour obtenir notre liberté et nos droits conformément aux lois internationales et, pour cela, il nous faut être très stratégiques.
GREENWALD. J’ai dit que ce serait ma dernière question mais, en fait, j’en ai encore une – une question très précise, spécifique, à propos de l’information concernant le refus de vous délivrer une autorisation de voyage. Disposez-vous du droit d’aller en appel ? Avez-vous un recours légal que vous pouvez utiliser afin de faire annuler cette décision et, si oui, avez-vous l’intention d’aller en appel ?
BARGHOUTI. Je ne puis pas dire grand-chose de notre stratégie juridique mais il est certain que nous allons faire état de la chose dans le monde entier. Nous comptons sur l’action des citoyens du monde, non sur celle des gouvernements, parce que les gouvernements sont très complices du régime d’oppression israélien, mais Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), la Campagne américaine pour mettre un terme à l’occupation israélienne et d’autres groupes se sont mis à faire campagne aux États-Unis contre cette interdiction de voyager qui m’a été notifiée. Et de très, très nombreux groupes travaillent pour le droit de BDS. Même si vous n’êtes pas d’accord avec certaines des tactiques BDS, sur les seules bases de la simple liberté d’expression, vous devez soutenir notre droit à appeler au BDS.
Aux États-Unis en particulier, il est protégé par le Premier Amendement de la Constitution américaine de sorte que même le New York Times, à un moment donné, a défendu notre droit à plaider en faveur de BDS, alors qu’il y est tout à fait opposé.
Je pense qu‘Israël va être confronté à un problème et qu’il va s’aliéner le courant traditionnellement libéral et ce sera le coup fatal dans le soutien permanent qu’il reçoit des États-Unis.
GREENWALD. Eh bien, il y a des tas de gens qui aiment se revêtir de la bannière des droits de la liberté d’expression, y compris les partisans d’Israël et il est à espérer que ces personnes auront le courage de leurs convictions et que, même se elles ne sont pas d’accord avec vos points de vue sur BDS et Israël et en général sur l’occupation, elles percevront néanmoins cela comme particulièrement inadmissible qu’on vous refuse le droit le plus fondamental de voyager à l’étranger tout simplement parce que le gouvernement israélien veut vous punir pour vos points de vue politiques ou vous museler dans votre engagement militant au niveau international. Et il est à espérer que cette interview contribuera à attirer quelque peu l’attention sur ce que l’on vous a fait.
J’ai beaucoup apprécié, vraiment, que vous ayez pris le temps de me parler.
BARGHOUTI. Merci infiniment, Glenn.
Publié le 13 mai 2016 sur The Intercept
Traduction : Jean-Marie Flémal (http://www.pourlapalestine.be/interdit-de-voyage-par-israel-et-menace-de-pire-encore/)
Glenn Greenwald est l’un des trois confondateurs et rédacteurs en chef de The Intercept. Il est journaliste, avocat constitutionnaliste et auteur de quatre ouvrages sur la politique et le droit repris dans la liste des best-sellers du New York Times. Son livre le plus récent, Nulle part où se cacher (Éditions Jean-Claude Lattès, 2014) parle de la surveillance électronique aux États-Unis et de ses propres expériences de journaliste dans le monde entier concernant le traitement des documents Snowden. Avant de cofonder The Intercept, ses éditoriaux étaient publiés dans The Guardian et Salon. Il reçu plusieurs récompenses pour son travail de journaliste et le reportage qu’il a dirigé sur la NSA a valu au journal The Guardian le prix Pulitzer 2014 pour un service public.