La répression israélienne vise à faire taire les journalistes palestiniens
Des infirmiers évacuent un journaliste blessé lors des manifestations de la Grande Marche du Retour à l’Est de la ville de Gaza en Juin 2018. Mohammed ZaanounActiveStills
Greg Shupak The Electronic Intifada 13 avril 2021
Les initiatives du colonialisme de peuplement visent à empêcher les dépossédés de documenter leurs expériences, dans le cadre d’une tentative destinée plus largement à les dominer et les déshumaniser, afin d’étouffer tout ce qui peut contribuer à leur indépendance.
La violence d’Israël contre les journalistes palestiniens en est un exemple.
En 2019, le Congrès mondial de la Fédération internationale des journalistes a adopté une motion du Syndicat des journalistes palestiniens visant à « condamner les violations continues de la liberté de la presse dans les territoires palestiniens occupés ».
Israël réprime violemment les journalistes qui documentent ses crimes contre les Palestiniens – en ciblant principalement les reporters palestiniens, mais pas exclusivement – car le contrôle du récit est une composante cruciale du contrôle politique.
Violence
Entre l’année 2000 et septembre 2018, Israël a tué 43 journalistes en Cisjordanie et à Gaza, selon le Centre palestinien pour le développement et la liberté des médias, MADA.
Au cours des six premiers mois de La Grande Marche du Retour de Gaza, une série de manifestations qui a débuté en mars 2018, Israël a mené des dizaines d’attaques visant des journalistes. Parmi ces incidents, un sniper israélien a assassiné le journaliste Yaser Murtaja alors qu’il se tenait à quelque 350 mètres de la frontière de Gaza et qu’il portait un gilet et un casque l’identifiant clairement comme membre de la presse.
Une semaine plus tard, des soldats israéliens ont abattu Ahmad Abou Hussein dans des circonstances identiques ; il se tenait à plusieurs centaines de mètres de la frontière et portait un gilet et un casque l’identifiant comme journaliste. Abou Hussein a subi une série d’opérations mais est décédé environ deux semaines plus tard.
Israël a infligé une pléthore de blessures graves à des journalistes palestiniens pendant les manifestations. Yasser Fathi Qudih a reçu une balle dans l’abdomen, ce qui a entraîné l’ablation d’une partie de sa rate. Abdullah al-Shourbaji a reçu une balle dans le bassin et a perdu une partie de son côlon. Yasmin al-Naouq a reçu une balle dans le dos.
Des dizaines de journalistes ont dû être amputés à la suite de leurs blessures.
Au total, constate MADA, en seulement deux mois en 2018, du 30 mars, premier jour de la Grande Marche du retour, au 30 mai, 46 journalistes ont été blessés à Gaza par des balles réelles ou explosives.
Ce bilan élevé, conclut MADA, est un « résultat direct de l’impunité de l’armée et des officiers de l’occupation israélienne pour les crimes qu’ils ont commis ces dernières années ».
Un préjudice maximal
Le Centre palestinien pour les droits humains a constaté que 25 autres blessures ont été infligées à des journalistes couvrant la Grande Marche du retour entre le 1er mai 2019 et décembre de la même année, lorsque les manifestations ont été suspendues. Toutes les blessures étaient imputables aux forces israéliennes. Cinq de ces journalistes ont été abattus à balles réelles.
Le groupe conclut qu’Israël « a ciblé des journalistes pour leur infliger un maximum de dommages », des journalistes comme Sami Jamal Taleb Misran, qui a été touché à l’oeil par une balle caoutchoutée et a fini par perdre l’usage de cet œil. Misran avait déjà survécu à un tir direct dans la poitrine une semaine auparavant, protégé par son gilet pare-balles.
La violence à l’encontre des journalistes n’est guère propre à Gaza et aux manifestations de la Grande Marche du retour.
Le Centre palestinien pour les droits de l’homme a recensé 15 cas de journalistes blessés par les forces israéliennes en Cisjordanie au cours de l’année observée par le groupe, par des balles réelles, des balles en caoutchouc ou des bombes lacrymogènes tirées directement sur eux.
Une fois, les forces israéliennes ont tiré sur Moath Amarneh dans l’œil alors qu’il couvrait les manifestations contre les confiscations de terres près d’Hébron. Il a perdu un œil.
Un soldat israélien harcèle un journaliste palestinien lors d‘une manifestation de solidarité avec la Grande Marche du retour dans la ville cisjordanienne de Hébron en avril 2018. Anne PaqActiveStills
Les soldats israéliens attaquent fréquemment des journalistes lorsque ceux-ci font leur travail.
Quatorze journalistes « ont été soumis à des coups et à d’autres formes de violence et de traitement inhumain et dégradant par les forces israéliennes » au cours de l’année examinée par le Centre palestinien des droits humains. Parmi eux, Mashhoor Wahwah, de l’agence de presse Wafa, qui, en octobre 2019, faisait un reportage sur une incursion israélienne au sud d’Hébron lorsqu’un soldat israélien l’a frappé avec la crosse de son fusil et l’a obligé à quitter la zone.
À peine un jour plus tard, des soldats israéliens ont agressé physiquement six journalistes alors qu’ils faisaient un reportage sur une manifestation pacifique organisée par des dizaines de civils à Jérusalem-Est en solidarité avec des prisonniers palestiniens en grève de la faim.
Israël a arrêté quatre des journalistes – l’un de l’agence turque Anadolu, les autres de la chaîne satellitaire palestinienne Alkofiya et du journal al-Quds – et a contraint tous les autres reporters à quitter la zone.
Arrestations, détentions et intimidations
Israël arrête et emprisonne régulièrement des journalistes. MADA rapporte que depuis le début de 2014 jusqu’à la mi-2017, 93 détentions et arrestations de travailleurs des médias et de journalistes ont eu lieu.
Il s’agit notamment de 18 cas impliquant 15 personnes qui ont fait l’objet d’une détention administrative, pratique consistant à détenir une personne sans inculpation ni procès et pour laquelle Israël a été critiqué par l’ONU.
En 2018, Israël a arrêté quatre journalistes palestiniens – Ala Rimawi, Mohammad Ulwan, Husni Injass et Qutaibah Hamdan – travaillant pour la télévision Al Quds en Cisjordanie, après avoir déclaré que cette chaîne était une « organisation de média terroriste » en raison de ses liens avec le Hamas, une mesure condamnée par la Fédération internationale des journalistes.
Les soldats israéliens ont également saisi deux véhicules et du matériel technique, dont une caméra de télévision, à leur domicile.
Un mois plus tard, Israël a prolongé la détention administrative d’Ali Dar Ali, un journaliste populaire de Palestine TV. Ils avaient arrêté Ali quelques semaines plus tôt pour avoir prétendument « incité à la violence contre les soldats israéliens » en publiant sur sa page Facebook officielle une vidéo montrant les forces d’occupation israéliennes opérant dans le camp de réfugiés d’Al-Amari.
Le PCHR rapporte qu’au cours de l’année observée, Israël a détenu ou arrêté 26 journalistes, « que ce soit en service ou chez eux… au motif qu’ils sont journalistes ».
En mars 2020, Israël a arrêté Abdulrahman Dhaher et l’a détenu pendant des mois sans accusation. Une semaine avant son arrestation, il avait publié sur les médias sociaux une vidéo d’entretiens qu’il avait réalisés en radiotrottoir sur l’histoire de l’occupation de Gaza par Israël.
En novembre dernier, la correspondante de Palestine TV à Jérusalem, Christine Rinawi, a démissionné à la suite de ce que Reporters Sans Frontières a décrit comme du « harcèlement policier et judiciaire répété » d’Israël.
Christine Rinawi est partie après que la police israélienne l’a convoquée pour un interrogatoire pour la huitième fois en un an. Israël l’accuse d’avoir violé l’interdiction qui lui est faite de travailler à Jérusalem. La police a déclaré qu’elle l’emprisonnerait si elle continuait à travailler pour Palestine TV, dont le siège est à Ramallah et qui, à l’exception notable de Jérusalem, opère dans les territoires occupés.
Reporters sans frontières a qualifié les mauvais traitements infligés à Rinawi « d’excessifs et injustifiés ».
Censure
Israël censure également les Palestiniens à l’aide d’une série d’autres instruments.
Le Centre palestinien pour les droits humains documente l’interdiction de deux journaux, al-Resalah et Palestine, qui sont publiés à Gaza mais imprimés par al-Ayyam en Cisjordanie.
En mai 2014, avant l’assaut sanglant d’Israël sur Gaza cet été-là, les forces israéliennes ont fait une descente dans les bureaux d’al-Ayyam à Beitunia, à l’ouest de Ramallah, pour informer les propriétaires qu’ils ne seraient plus autorisés à imprimer ou à distribuer aucun journal provenant de Gaza.
En novembre dernier, Israël a prolongé de six mois la fermeture du bureau de Palestine TV à Jérusalem-Est, prolongeant ainsi une interdiction qui était initialement de 12 mois.
La station avait été initialement fermée pour avoir diffusé un « contenu anti-israélien et antisioniste ». (De toute évidence, Israël accorde aux Palestiniens le droit de s’exprimer, sauf si ce qu’ils expriment est de l’ingratitude pour avoir fait l’objet d’un nettoyage ethnique).
Les journalistes palestiniens citoyens d’Israël opèrent dans un contexte qui se caractérise à la fois par une censure pure et simple et par une économie politique qui fonctionne comme une forme de censure.
Lorsqu’Israël a qualifié Al-Quds TV d’organisation « terroriste » en raison de son affiliation au Hamas, l’État a interdit à la chaîne d’avoir des activités en Israël ou en Cisjordanie. L’une des conséquences a été de supprimer des opportunités de travail pour les journalistes palestiniens vivant en Israël.
Le jour de l’annonce de l’interdiction, la police israélienne a convoqué le personnel d’une société palestinienne de production de médias fournissant des services à Al-Quds TV et a procédé à un interrogatoire de plusieurs heures.
Musawa est la seule chaîne de télévision palestinienne destinée spécifiquement aux Palestiniens vivant en Israël. Pourtant, elle est liée à l’Autorité palestinienne et, selon un employé de Musawa, toute critique de l’AP est interdite sur cette chaîne.
Parallèlement, Makan, la version en langue arabe de Kan, le radiodiffuseur national israélien, emploie des Arabes et offre des salaires plus élevés et davantage de ressources que les médias arabes en Israël. Cependant, à Makan, des termes comme « occupation » et « Nakba » sont interdits.
La pratique de la libération
Le fait de tuer, de mutiler, d’agresser, d’emprisonner, de harceler et de censurer des journalistes palestiniens à l’échelle décrite ci-dessus s’ajoute aux tentatives systématiques d’Israël pour s’assurer le contrôle des récits qui circulent sur les événements de la Palestine historique.
Il semble probable que ces menaces incessantes à l’encontre des moyens de subsistance, de la liberté, du bien-être mental et physique et de la survie des travailleurs des médias palestiniens aient un effet paralysant. Pourtant, les Palestiniens persistent à exercer un journalisme dont la production est considérable, en quantité et qualité.
Le fait que leur travail se poursuive n’est pas une preuve qu’Israël est une démocratie permettant un échange ouvert d’idées et d’informations.
Cela invite plutôt à considérer le journalisme palestinien non seulement comme une méthode de documentation des faits sur ce que le sionisme signifie pour son peuple, mais aussi comme un moyen d’aider à préserver la capacité des Palestiniens de s’exprimer en tant que peuple.
À cet égard, le journalisme palestinien est à la fois un outil dans la lutte de libération et une pratique fugace et vécue de cette lutte qu’Israël, malgré ses efforts acharnés, n’a pas réussi à étouffer.
Greg Shupak écrit des romans et des analyses politiques ; il enseigne en études des medias et d’anglais à l’université de Guelph-Humber. Il est l’auteur de The Wrong Story : Palestine, Israel, and the Media.
Traduction SF pour Campagne BDS France Montpellier