L’ennemi sioniste en Tunisie : Réflexions sur la normalisation galopante
Par Ahmed Abbes
Le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a récemment déclaré devant des diplomates israéliens que « ce qui se passe en ce moment, c’est que nous sommes dans un processus de normalisation avec le monde arabe sans progrès dans le processus diplomatique avec les Palestiniens ». Il a ajouté que « le monde arabe a besoin de technologie et d’innovation. Il a besoin d’eau, d’électricité, de soins médicaux et de technologies de pointe » et qu’« Israël peut fournir aux États arabes des choses de manière à créer un lien grandissant entre les entreprises israéliennes et le monde arabe ».
Force est de constater qu’il a dit vrai. Les États arabes rivalisent dans une course à la normalisation de leurs relations avec l’état colonial sioniste, l’Arabie Saoudite en tête. Les Israéliens et les Américains ont fortement besoin de leur soutien pour imposer le « plan du siècle » concocté par le gendre du président américain Jared Kushner, avec la complicité de son ami le prince héritier saoudien Mohammed ben Salman, qui consiste à accorder aux Palestiniens une souveraineté uniquement « morale » (sic) sur des parcelles disjointes de territoire, à leur ôter toute souveraineté sur Jérusalem-Est, et à priver de leur droit au retour des millions de réfugiés.
La Tunisie ne figure certes pas dans le peloton de tête des « normalisateurs », mais ses progrès récents dans ce domaine sont assez préoccupants, comme le montrent les affaires suivantes:
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La « Campagne Tunisienne pour le Boycott Académique et Culturel d’Israël » (TACBI) a appris en juillet dernier que le Cornelius A, navire exploité pour le compte de la compagnie de transport maritime israélienne ZIM, devait accoster au port de Radès le 5 août. Le navire appartient à l’armateur turc Arkas avec lequel ZIM a conclu un accord de partage de navires. Il en est alors à son douzième voyage entre les ports de Valence (Espagne), Algesiras (Espagne) et Radès pour le compte de ZIM. Le site web de ZIM indiquait par ailleurs, dans une information consultable début août mais effacée depuis, que le Cornelius A avait déjà fait des escales régulières à Radès entre septembre 2017 et juillet 2018. Ces voyages s’inscrivent dans le cadre d’une ligne maritime régulière de ZIM entre Haïfa (port de l’Israël d’aujourd’hui) et Radès via le port de Valence. La première partie du trajet, entre Haïfa et Valence, est assurée par un bateau ZIM, tandis que la seconde, entre Valence et Radès, est confiée au navire battant pavillon turc. Ces révélations ont déclenché une mobilisation citoyenne encadrée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et saluée avec reconnaissance par les principaux syndicats palestiniens. Celle-ci a finalement eu raison des deux tentatives du Cornelius A d’accoster à Radès et a obligé l’entreprise ZIM à suspendre, pour une durée indéfinie, ses activités commerciales dans ce port.
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Le premier investisseur israélien déclaré dans le monde arabe est le géant de la technologie agricole Netafim. Cette entreprise israélienne est très présente en Tunisie où elle semble même dominer le marché de l’irrigation goutte-à-goutte (voir cette annonce de l’entreprise GHS).
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En avril dernier, le tribunal de première instance de Tunis a interdit au président de la fédération tunisienne de Taekwondo et du comité d’organisation du championnat du monde juniors de Taekwondo à Hammamet, Ahmed Gaâloul, d’inviter, accueillir ou héberger quatre athlètes israéliens. Ce jugement a fait suite à une plainte déposée par le Comité national de soutien à la résistance arabe et de lutte contre la normalisation avec le sionisme.
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Des diplomates israéliens seraient actuellement présents de manière non officielle en Tunisie, selon le journal libanais Al-Akhbar. L’information, rapportée au journal par une source fiable, est attribuée à Mort Fridman, président du lobby géant pro-israélien aux États-Unis AIPAC. M. Fridman aurait souligné, lors d’une réunion tenue il y a quelques jours avec des membres d’une église chrétienne sioniste du New Jersey, le succès remporté par Israël dans l’établissement de relations avec des pays arabes en dehors des pays du Golfe, « comme la Tunisie, où des diplomates israéliens sont actuellement présents de manière non officielle ». Il aurait ajouté : « nous ne faisons actuellement face à aucune difficulté avec les pays arabes. Toutes les difficultés auxquelles nous sommes confrontés sont dues à l’opinion publique arabe, à des organisations politiques et idéologiques et à des forces paramilitaires sur lesquelles Israël et ses amis devraient se concentrer de manière fondamentale ».
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L’agence de voyage tunisienne « Tunisia Bay Travel » commercialise depuis quelques mois des voyages organisés vers la Jordanie, la Palestine et Israël. Ce dernier pays ne figure pas dans le prospectus commercial, disponible sur la page Facebook de l’agence de voyage, mais le programme du voyage, consultable sur la même page, mentionne explicitement des étapes dans les villes de Haïfa et de Tibériade situées dans l’Israël d’aujourd’hui, en plus d’étapes en Cisjordanie et à Jérusalem. Rappelons par ailleurs que l’accès en Cisjordanie par le pont d’Allenby ainsi que l’accès à Jérusalem sont contrôlés par l’armée d’occupation israélienne.
Ces affaires ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. À ce vecteur facilement identifiable de la normalisation avec l’ennemi sioniste s’en ajoute un second, moins visible mais tout aussi dangereux, visant à inhiber les velléités d’opposition des sociétés civiles et à instaurer dans la durée les liens entre l’état sioniste et les pays arabes. Ce catalyseur fait la promotion de la normalisation sous couvert de tolérance et de lutte contre l’antisémitisme. Pervertissant, par cet étalage factice de bons sentiments, les valeurs et les principes de droits de l’Homme qu’il prétend défendre, ce mouvement œuvre en réalité, de manière plus ou moins consciente (ses rangs comptant non seulement des traîtres avérés à la cause arabe, mais aussi un certain nombre d’idiots utiles), pour les intérêts d’Israël.
La Tunisie représente un champ d’action privilégié pour cette nouvelle stratégie. Le pays est en effet connu pour sa tolérance et son ouverture. De plus, la transition démocratique qui a fait suite à la révolution a entraîné une transformation profonde de la société tunisienne, ainsi qu’une désorganisation du système juridique et administratif, offrant des opportunités inestimables aux promoteurs de la normalisation avec l’ennemi sioniste. Deux affaires corroborent une telle analyse :
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l’organisation des scouts tunisiens a convié une organisation sioniste internationale, « le Forum international des scouts juifs », au Forum mondial des « ambassadeurs du dialogue interconfessionnel » qu’elle organise à Hammamet du 4 au 8 novembre. Une action judiciaire en référé avait été engagée par le Parti Al Joumhouri, le Mouvement Echaab ainsi que l’instance nationale de soutien à la résistance arabe et de lutte contre la normalisation et le sionisme. Le 2 novembre dernier, le Tribunal de Première Instance à Tunis a rendu un verdict interdisant la participation des représentants d’organisations israéliennes et du Forum international des scouts juifs à ce forum. Le Forum international des scouts juifs est en effet une organisation sioniste fondée à Jérusalem en 2006, dont l’une des instances fondatrices est l’organisation des scouts d’Israël « Tzofim-Hebrew scouts ». Le bureau mondial du FISJ est installé en Israël. Fondé en 1919, le Tzofim fut le premier mouvement de jeunesse sioniste fondé en Palestine. Il a participé à la création des colonies de peuplement juives en Palestine occupée et a donc directement soutenu et facilité le processus de nettoyage ethnique, qui a consisté à déporter les Palestiniens hors de leurs terres et à les remplacer par des étrangers. Parmi ses programmes officiels, il faut mentionner le « Garin Tzabar » pour Soldats seuls qui vise à permettre aux jeunes Juifs du monde entier d’immigrer en Israël et de s’enrôler dans les rangs de l’armée israélienne – l’aidant ainsi dans ses crimes et ses guerres contre le peuple palestinien et les peuples arabes.
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Le mois de novembre a aussi vu le lancement d’une section tunisienne de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA), une organisation française connue pour son soutien inconditionnel à l’État d’Israël, sous couvert de lutte contre l’antisémitisme. Cette association est réputée pour la virulence de ses attaques contre des citoyens et citoyennes, des personnalités et même des municipalités soutenant la cause du peuple palestinien. Ainsi la LICRA n’a-t-elle pas hésité à poursuivre en justice un maire qui avait décidé, en signe de solidarité avec le peuple palestinien, de faire de Marwan Barghouti un citoyen d’honneur de sa ville. De même, la LICRA n’a eu de cesse de poursuivre en justice les citoyennes et citoyens qui promeuvent le boycott des produits estampillés israéliens dont certains proviennent en réalité de colonies implantées illégalement sur le « territoire » palestinien. La LICRA Tunisie, ne serait-ce que par le nom qu’elle s’est choisi, s’inscrit clairement dans le sillon de son homonyme française. Mais il ne s’agit pas que d’une identité de nom : des informations fiables attestent le rapport de filiation entre les deux LICRA. Ces informations figuraient initialement dans un article publié sur le site de la maison-mère française. Elles ont été effacées depuis, mais jamais démenties (elles ont été sauvegardées par TACBI sur web.archive). Cet article indiquait la date de la conférence de presse inaugurale de la section tunisienne (le samedi 10 novembre), la date d’enregistrement au journal officiel tunisien (le 22 janvier 2018), mais aussi la composition de son bureau et une liste de ses objectifs. Des membres du bureau de la LICRA Tunisie, qui ont démissionné depuis, reconnaissent qu’ils ont signé une convention officielle avec la LICRA France, même s’ils refusent de rendre publique cette convention. La LICRA France a présenté le professeur Habib Kazdaghli comme le Président d’honneur et le responsable de la commission « Histoire et Mémoire » de sa section tunisienne. Celui-ci n’a toujours pas répondu à la lettre ouverte que je lui ai adressée il y a plusieurs semaines.
L’une des premières activités de la LICRA en Tunisie, avant même sa conférence inaugurale, en dit long sur ses objectifs et son mode de fonctionnement. Dans un article publié sur le blog de la LICRA France, effacé depuis mais sauvegardé par TACBI sur web.archive, on apprend que la LICRA Tunisie a été conviée à s’exprimer le 17 mai 2018 au Parlement tunisien. Elle a pu y développer ses thèmes favoris, en recommandant aux députés tunisiens …
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… d’extraire la lutte contre l’antisémitisme de son cadre naturel qu’est la lutte contre le racisme, en lui octroyant un statut exceptionnel et un caractère unique d’urgence. Tous les analystes s’accordent pourtant à reconnaître que le racisme anti-Noirs est, de loin, le fléau xénophobe le plus répandu en Tunisie. À l’heure où j’écrivais ces lignes est parvenue la nouvelle tragique du meurtre du président de l’Association des Ivoiriens de Tunisie, qui met une nouvelle fois sur le devant de la scène le racisme généralisé dont les communautés de l’Afrique sub-saharienne sont victimes dans ce pays. Par ailleurs, la promotion du caractère exceptionnel de l’antisémitisme s’accompagne d’un amalgame volontaire avec l’antisionisme, dans le but de faire taire toute critique d’Israël et de criminaliser toute forme de soutien à la cause palestinienne. Cet amalgame fait malheureusement – notons-le en passant – le jeu de l’antisémitisme.
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… de transformer les manuels scolaires et, en particulier, de s’attaquer aux manuels d’histoire pour effacer toute trace de la Nakba qu’a été la création d’Israël pour les Palestiniens.
Face au déploiement impitoyable de la campagne de normalisation avec l’ennemi sioniste, il n’y a rien à attendre d’un gouvernement tunisien tenu en laisse par le gouvernement américain via le Fonds Monétaire International. Selon le quotidien Haaretz, l’administration américaine, qui a le pouvoir d’approuver, de retarder ou de bloquer des prêts octroyés par des organismes financiers internationaux (dont le FMI), a fait pression sur la Tunisie pour qu’elle reçoive en novembre le prince héritier saoudien Mohammed ben Salman, principal allié d’Israël, et ce en pleine affaire Khashoggi.
L’Assemblée des représentants du peuple s’est aussi avérée inefficace dans la lutte contre la normalisation jusqu’à présent. Un projet de loi pour criminaliser la normalisation, inadapté d’ailleurs puisqu’il ne cible pas ceux qui profitent réellement de la colonisation et maladroit puisqu’il pénalise même les palestiniens de 48, a été bloqué par la majorité au pouvoir, toujours sous la pression des puissances mondiales qui soutiennent Israël. La demande de TACBI et l’UGTT d’ouverture d’une enquête parlementaire sur les véritables activités de ZIM en Tunisie, ainsi que sur ses partenaires tunisiens et étrangers, est restée lettre morte.
Le salut ne peut venir que de la société civile. L’adhésion de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) au mouvement BDS (*) en mai 2018 constitue un événement majeur dans la lutte contre la normalisation. Avec ses 750 000 adhérents, la principale centrale syndicale tunisienne est un renfort de taille pour le mouvement BDS dans le monde et particulièrement dans le monde arabe.
Ahmed Abbes est directeur de recherches au Centre National français de Recherche Scientifique (CNRS) et l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) à Paris, le Secrétaire de l’Association Française des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP) et membre de la Campagne Tunisienne pour le Boycott Académique et Culturel d’Israël (TACBI).
(*) Ce mouvement est né en réponse à l’appel de la société civile palestinienne au Boycott, au Retrait des investissements et aux Sanctions contre Israël, en date du 9 juillet 2005.