L’exception israélienne : normalisation de l’anormal

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31 octobre 2021

Dans ce texte nous traitons de la définition de la normalisation que la grande majorité de la société civile palestinienne, telle que représentée dans le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), a adoptée depuis novembre 2007 en affinant les nuances qu’elle prend dans différents contextes.  

Dans la lutte palestinienne et arabe contre la colonisation, l’occupation et l’apartheid israéliens, la « normalisation » d’Israël est un concept qui a entraîné des controverses parce qu’il est souvent mal compris et qu’il y a des divergences sur ses paramètres. Il en est ainsi, malgré le quasi-consensus parmi les Palestiniens et les habitants de la région arabe sur le rejet du traitement d’Israël comme un État « normal » avec lequel les relations peuvent se faire comme si de rien n’était. Ici, nous traitons de la définition de la normalisation que la grande majorité de la société civile palestinienne, telle que représentée dans le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), a adoptée depuis novembre 2007 et a affiné sur les nuances qu’elle prend dans différents contextes.

Il est utile de penser la normalisation comme une « colonisation de l’esprit », par laquelle le sujet opprimé en vient à penser que la réalité de l’oppresseur est la seule réalité « normale » à laquelle souscrire et que l’oppression fait partie d’un quotidien qu’il faut affronter. Ceux qui s’engagent dans la normalisation soit ignorent cette oppression, soit l’acceptent comme le statu quo avec lequel on peut vivre. Dans une tentative de blanchiment de ses violations du droit international et des droits humains, Israël essaie de renouveler sa propre image (1) ou à se présenter comme normal, voire éclairé, par un éventail complexe de relations et d’activités qui recouvrent les domaines du hi-tec, de la culture, du droit, des LGBT et d’autres.

Un principe-clef qui sous-tend le terme de normalisation est qu’il est entièrement fondé sur des considérations politiques plutôt que raciales et est donc en parfaite harmonie avec le rejet par le mouvement BDS de toute forme de racisme et de discrimination raciale. Contrer la normalisation est un moyen de résister à l’oppression, à ses mécanismes et à ses structures. En tant que tel, il est catégoriquement sans lien avec l’identité de l’oppresseur ou conditionné par elle.

Nous divisons la normalisation en trois catégories qui correspondent à des différences relevant des contextes variés de l’oppression coloniale et de l’apartheid israéliens. Il est important de considérer ces définitions minimales comme la base de la solidarité et de l’action.

1)    Normalisation dans le contexte du territoire palestinien occupé et du monde arabe

 

La campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (PACBI) a défini la normalisation spécifiquement dans un contexte palestinien et arabe « comme la participation à tout projet, initiative ou activité en Palestine ou à l’international qui vise (implicitement ou explicitement) à rapprocher des Palestiniens (et/ou Arabes) et des Israéliens (personnes ou institutions) sans afficher comme but la résistance et la visibilisation de l’occupation israélienne et de toutes les formes de discrimination et d’oppression contre le peuple palestinien » (2). C’est la définition adoptée par le Comité National BDS (BNC).

 

Pour les Palestiniens de Cisjordanie occupée (Jérusalem Est comprise) et Gaza, tout projet avec des Israéliens non basé sur un cadre de résistance sert à normaliser les relations. Nous définissons ce cadre de résistance comme fondé sur la reconnaissance des droits fondamentaux du peuple palestinien et sur l’engagement à résister de diverses façons à toutes les formes d’oppression contre les Palestiniens, incluant sans s’y limiter la fin de l’occupation, l’instauration des droits complets et égaux pour tous les citoyens palestiniens d’Israël, la promotion et le plaidoyer pour le droit au retour des réfugiés palestiniens,  ce qui peut pertinemment être appelé une posture de co-résistance (3). Agir autrement permet dans le quotidien la poursuite de relations ordinaires indépendamment de la continuation des crimes commis par Israël contre le peuple palestinien. Cela nourrit la complaisance et donne une fausse et nuisible impression de normalité dans une situation manifestement anormale d’oppression coloniale.

 

Des projets, des initiatives et des activités qui ne partent pas d’une position appuyée sur des principes partagés de résistance à l’oppression d’Israël permettent invariablement une approche consistant à traiter avec Israël comme si ses violations pouvaient être différées et comme si la coexistence (par opposition à la co-résistance) pouvait précéder ou conduire à la fin de l’oppression. Dans ce processus, les Palestiniens, quelles que soient les intentions, finissent par servir de feuille de vigne (4) à des Israéliens pouvant bénéficier d’un environnement comme si de rien n’était, peut-être même permettre à des Israéliens de se sentir bonne conscience d’avoir obtenu l’appui de Palestiniens qu’ils sont d’habitude accusés d’opprimer et de discriminer.

 

Les peuples du monde arabe, avec leurs divers bagages et identités nationaux, religieux et culturels, dont l’avenir est plus concrètement lié à celui des Palestiniens qu’à celui de la communauté internationale plus large, non seulement à cause des menaces israéliennes continuelles politiques, économiques et militaires sur leurs pays, et la parenté qui prévaut toujours fortement avec les Palestiniens, sont confrontés aux mêmes problèmes en ce qui concerne la normalisation.

Tant que l’oppression d’Israël continue, tout engagement avec des Israéliens (individus ou institutions) qui ne se fait pas dans le cadre de la résistance décrit plus haut, sert à souligner la normalité de l’occupation israélienne, du colonialisme et de l’apartheid dans la vie des peuples du monde arabe. Il est donc impératif que les peuples du monde arabe bannissent toute relation avec Israël, sauf si elles sont fondées sur la co-résistance.

Ceci n’est pas un appel à s’empêcher de comprendre les Israéliens, leur société et leur politique, c’est un appel à conditionner tout savoir de ce type et tout contact aux principes de la résistance jusqu’à ce que les droits intégraux des Palestiniens et d’autres Arabes soient satisfaits.

 

Les activistes BDS peuvent toujours aller au-dessus et au-delà de nos exigences minimales s’ils identifient des sous-catégories au sein de celles que nous avons identifiées. Au Liban et en Égypte, par exemple, ceux qui font campagne pour le boycott peuvent aller au-delà de la définition PACBI/BNC de la normalisation étant donnée leur position dans le monde arabe, tandis que ceux de Jordanie, par exemple, peuvent entrer en d’autres considérations.

 

2) Normalisation dans le contexte des citoyens palestiniens d’Israël

Les citoyens palestiniens d’Israël, les Palestiniens qui sont restés fermement sur leur terre après la création de l’État d’Israël en 1948 en dépit des efforts répétés pour les chasser et les soumettre à la loi militaire, de la discrimination institutionnalisée ou de l’apartheid (4), font face à un ensemble de considérations entièrement différent. Ils peuvent être confrontés à deux formes de normalisation. La première, que nous pouvons désigner par des relations quotidiennes coercitives, sont ces relations auxquelles un peuple colonisé et ceux vivant sous apartheid sont obligés de prendre part s’ils veulent survivre, mener leur vie quotidienne et gagner leur vie dans les structures oppressives établies. Pour les citoyens palestiniens d’Israël, en tant que contribuables, de telles relations coercitives quotidiennes incluent l’emploi quotidien dans des lieux de travail israéliens ainsi que l’usage de services publics et d’institutions comme l’école, l’université et l’hôpital. De telles relations coercitives ne sont pas spécifiques à Israël, elles ont existé dans d’autres contextes coloniaux et d’apartheid comme l’Inde et l’Afrique du Sud, respectivement. On ne peut pas demander raisonnablement aux citoyens palestiniens d’Israël de couper de tels liens, du moins pas encore.

La deuxième forme de normalisation est celle dans laquelle les citoyens palestiniens d’Israël n’ont pas à s’engager comme condition de leur survie. Cette normalisation pourrait inclure la participation à des forums internationaux comme représentants d’Israël (ce sont par exemples les concours de chant de l’Eurovision) ou dans des événements destinés à une audience internationale. La clef de compréhension de cette forme de normalisation est de considérer que lorsque des Palestiniens s’engagent dans de telles activités sans se placer dans le cadre de résistance évoqué plus haut, ils contribuent, même par inadvertance, à une apparence mensongère de tolérance, de démocratie et de vie normale en Israël, aux yeux d’une audience internationale qui peut ne pas en savoir plus. Les Israéliens, et l’establishment israélien peuvent, à leur tour, utiliser cela contre les défenseurs internationaux de BDS et ceux qui luttent contre les injustices d’Israël les accusant d’être « plus vertueux » que les Palestiniens. Dans ces cas, les Palestiniens font la promotion de relations avec les institutions israéliennes dominantes au-delà de ce qui constitue le simple besoin de survie. Le défaut de vigilance en la matière a pour effet de dire au public palestinien qu’il peut vivre en acceptant l’apartheid, s’engager auprès des Israéliens selon leurs propres termes et renoncer à tout acte de résistance. C’est le type de normalisation que de nombreux citoyens palestiniens d’Israël, avec PACBI, sont de plus en plus amenés à identifier et auquel ils sont confrontés.

 

3) Normalisation dans le contexte International

Dans l’arène internationale, la normalisation n’opère pas tellement différemment ; elle suit la même logique. Tandis que le mouvement BDS vise la complicité avec les institutions israéliennes, dans le cas de la normalisation d’autres nuances sont à considérer. En général, il est demandé aux soutiens internationaux de BDS de s’abstenir de participer à tout événement qui met sur le même plan, moralement ou politiquement, les opprimés et les oppresseurs et qui présente les relations entre Palestiniens et Israéliens comme symétriques (5). Un tel événement devrait être boycotté parce qu’il normalise la domination coloniale d’Israël sur les Palestiniens et ignore les structures de pouvoir et les relations incorporées à l’oppression.

 

Le dialogue

Dans tous ces contextes, le « dialogue » et l’engagement sont souvent présentés comme alternatives au boycott. Le dialogue, s’il se produit en dehors du cadre de résistance que nous avons mis en évidence, devient un dialogue pour le dialogue, ce qui est une forme de normalisation qui masque la lutte visant la fin de l’injustice. Les processus de dialogue, « d’apaisement » et de « réconciliation » qui ne visent pas à mettre fin à l’oppression, quelle que soit l’intention qui les sous-tend, servent à privilégier la coexistence oppressive au détriment de la co-résistance, parce qu’ils présument de la possibilité d’une coexistence avant la réalisation de la justice. L’exemple de l’Afrique du Sud éclaire parfaitement ce point, la réconciliation, le dialogue et le pardon y étant intervenus après la fin de l’apartheid et non avant, nonobstant les questions légitimement posées à propos de conditions qui perduraient de ce que certains ont appelé « l’apartheid économique ».

 

Deux exemples d’efforts de normalisation : OneVoice et IPCRI

Alors que nombre, sinon la plupart, des projets de normalisation sont sponsorisés et financés par des organisations et gouvernements internationaux, beaucoup de ces projets sont mis en œuvre par des partenaires palestiniens et israéliens et sont souvent dotés de financements internationaux généreux. Le cadre politique du « partenariat », souvent centré sur Israël, est un des aspects les plus problématiques de ces projets et institutions conjoints. L’analyse que fait PACBI de OneVoice (Une Voix) (6), une organisation palestino-israélienne destinée à la jeunesse, qui a des antennes en Amérique du Nord et des extensions en Europe, a montré OneVoice comme un projet de plus mettant en présence des Palestiniens et des Israéliens, non pas pour mener une lutte commune contre la politique coloniale et d’apartheid d’Israël, mais plutôt pour fournir un programme d’action limité sous le slogan de la fin de l’occupation et de la création d’un État palestinien, tout en cimentant l’apartheid israélien et en ignorant les droits des réfugiés palestiniens, qui composent la majorité du peuple palestinien. PACBI a conclu que, par essence, OneVoice et des programmes semblables servent à normaliser l’oppression et l’injustice. Le fait que OneVoice traite le « nationalisme » et le « patriotisme » des deux côtés comme s’ils étaient à égalité et également légitimes, est un indicateur parlant. Il vaut la peine de noter que pratiquement tout le spectre politique de la jeunesse palestinienne, des organisations étudiantes et des syndicats dans le territoire palestinien occupé a sans ambiguïté condamné les projets de normalisation comme OneVoice (7).

Une organisation similaire, bien que visant une audience différente, est le Centre Israël/Palestine pour la Recherche et l’Information (IPCRI) qui se présente lui-même comme « le seul think-tank israélo-palestinien de politique publique au monde dédié à la résolution du conflit israélo-palestinien sur la base de ‘deux États pour deux peuples’ ». L’IPCRI reconnaît les droits du peuple juif et du peuple palestinien à satisfaire leurs intérêts nationaux dans le cadre de la réalisation de l’autodétermination nationale au sein de leurs États respectifs et de l’établissement de relations pacifiques entre deux États démocratiques vivant côte-à-côte (8). Il plaide ainsi pour un État d’apartheid en Israël qui laisse de côté les citoyens palestiniens autochtones et ignore le droit au retour des réfugiés palestiniens ratifié par l’ONU.

 

Comme OneVoice, l’IPCRI adopte l’omniprésent « paradigme du conflit » tout en ignorant la domination et l’oppression qui caractérisent les relations de l’État israélien avec le peuple palestinien. L’IPCRI néglige à sa convenance un débat sur les racines de ce « conflit », sur ce sur quoi il porte, et sur quel « côté » en paie le prix. Comme OneVoice, il escamote le registre historique et l’instauration d’un régime colonialiste de peuplement en Palestine à la suite de l’expulsion de la plus grande partie du peuple autochtone de sa terre. Le moment décisif dans l’histoire du « conflit » n’est donc pas reconnu. L’histoire de l’expansion coloniale continue d’Israël, de la dépossession et du déplacement forcé des Palestiniens est de même commodément ignorée. Avec ses omissions, l’IPCRI nie le cadre de résistance que nous avons mis en évidence plus haut et conduit les Palestiniens et les Israéliens à une relation qui privilégie la coexistence sur la co-résistance. Il est demandé aux Palestiniens d’adopter un point de vue israélien de résolution pacifique et non un point de vue reconnaissant la totalité de leurs droits tels que définis par l’ONU.

Un autre aspect de l’action de l’IPCRI dérangeant, mais là encore complètement prévisible, est l’implication active dans son projet de personnalités israéliennes et d’un personnel impliqué dans les violations des droits du peuple palestinien et dans les graves entorses au droit international. L’équipe chargée de la pensée et de l’analyse stratégiques (STAT) de l’IPCRI inclut, en plus de représentants palestiniens officiels, d’anciens diplomates israéliens, d’anciens généraux de brigade de l’armée israélienne, du personnel du Mossad et de l’encadrement du Conseil national de sécurité d’Israël, dont beaucoup d’entre eux sont raisonnablement suspectés de crimes de guerre (9).

Il n’est donc pas surprenant que le désir de mettre fin au « conflit » et le désir de réaliser une « paix durable », deux slogans de ces efforts et d’autres semblables de normalisation, n’aient rien à voir avec l’obtention de la justice pour les Palestiniens. En fait, le terme « justice » n’a pas sa place dans le programme de la plupart de ces organisations ; de même on ne peut y trouver de référence claire au droit international comme arbitre ultime, laissant les Palestiniens à la merci du bien plus puissant État israélien.

La description par un écrivain israélien du soi-disant Centre Peres pour la paix, une institution coloniale majeure de la normalisation, peut aussi bien décrire le programme sous-jacent de l’IPCRI et presque toutes les organisations de normalisation :

Dans l’activité du Centre Peres pour la paix, il n’y a pas d’effort évident pour changer le statut politique et socioéconomique des territoires occupés, mas tout le contraire : des efforts sont faits pour entraîner la population palestinienne à accepter son infériorité et la préparer à survivre sous les contraintes arbitraires imposées par Israël, afin de garantir la supériorité ethnique des Juifs. Dans son paternalisme colonialiste, le centre présente un cultivateur d’olives découvrant les avantages du marketing coopératif ; un pédiatre qui reçoit une formation dans un hôpital israélien ; et un importateur palestinien qui apprend les secrets du transport de marchandises par les ports israéliens, qui sont connus pour leur efficacité ; et bien sûr des tournois de football et des orchestres conjoints d’Israéliens et de Palestiniens, dépeignant une fausse coexistence (10).

La normalisation d’Israël – normalisation de l’anormal – est un processus malveillant et subversif qui œuvre à couvrir l’injustice et à coloniser ce qu’il y a de plus intime chez les opprimés : leur esprit. S’engager avec des associations qui servent cet objectif est donc une des cibles prioritaires du boycott et une action que les défenseurs de BDS doivent soutenir.

PACBI

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[1] http://www.forward.com/articles/2070/

[2] Translated from Arabic: http://www.pacbi.org/atemplate.php?id=100

[3] http://www.pacbi.org/etemplate.php?id=1673

[4] http://www.pacbi.org/etemplate.php?id=1645

[5] http://www.pacbi.org/etemplate.php?id=1108

[6] http://www.pacbi.org/etemplate.php?id=1436

[7] http://pacbi.org/atemplate.php?id=163 (Arabic)

[8] http://www.ipcri.org/IPCRI/About_Us.html

[9] http://www.ipcri.org/IPCRI/R-Projects.html

[10] Meron Benvenisti, A monument to a lost time and lost hopes, Haaretz, 30 October 2008. http://www.haaretz.com/print-edition/opinion/a-monument-to-a-lost-time-and-lost-hopes-1.256342

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