Ne félicitez pas le groupe islandais Hatari d’avoir violé le boycott de l’Eurovision
Agiter un drapeau palestinien ne compense pas un refus de respecter un piquet de grève.
Ali Abunimah 20 mai 2019
Le groupe islandais Hatari a capté beaucoup d’attention pendant la finale du concours de chant de l’Eurovision samedi soir avec leur coup consistant à brandir brièvement des écharpes avec le drapeau palestinien devant les caméras de télévision.
Ils ont été couverts de louanges extatiques sur les réseaux sociaux, mais cela ne devrait pas obscurcir la réalité : à savoir que Hatari a franchi le piquet de grève demandé par la société civile palestinienne.
En réalité, ce qu’ils ont fait était un acte d’anti-solidarité qui, en définitive, cause du tort aux actions palestiniennes pour mettre fin au régime de plus en plus violent et impudent d’occupation, de colonialisme et d’apartheid d’Israël.
La question n’est pas difficile : si un syndicat appellait à une grève et que quelques ouvriers décidaient de franchir le piquet de grève, mais braquaient leurs badges syndicaux devant les grévistes en un « acte de solidarité », tout le monde comprendrait que les briseurs de grève sont quand même des jaunes.
Leur utilisation de symboles syndicaux pour couvrir leur trahison serait à juste titre perçue comme du sel sur une blessure et leur vaudrait le mépris des ouvriers en grève.
Le point d’une action collective comme une grève ou un boycott est que le coût pour l’oppresseur de violer les droits de l’opprimé augmente assez pour forcer l’oppresseur à arrêter l’oppression.
Briser une grève sape le principe et l’efficacité de l’action collective — que ce soit une grève par des ouvriers contre un employeur abusif, ou un boycott demandé par un peuple luttant pour son existence même.
Offrir un laissez-passez aux briseurs de grèves envoie aux autres le message que c’est ok de franchir un piquet de grève, que les briseurs de grèves peuvent avoir le beurre et l’argent du beurre en acceptant les bénéfices de la collusion avec l’agresseur et en même temps être quand même félicités, alors qu’ils causent du tort au collectif.
De plus quand le mouvement BDS – bocyott, désinvestissement et sanctions — subit une attaque sans précédent d’Israël et de ses alliés européens et américains qui le salissent comme étant antisémite, il est plus important que jamais de défendre cette forme de solidarité.
Que BDS soit un mouvement non violent, universaliste et anti-raciste n’a pas empêché quelques politiciens occidentaux de le diffamer.
Priés de boycotter
Et pourtant il semble qu’une brève apparition d’un drapeau palestinien engendre une émotion si forte chez certains que leur capacité à penser clairement à propos de ces actes et de leurs conséquences s’évapore.
Donc soyons clairs sur ce qui s’est passé.
En avril, PACBI, la Campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël, a demandé à Hatari de ne pas y aller.
PACBI a déclaré : « Les Palestiniens appellent tous les concurrents de l’Eurovision à se retirer de la compétition dans le Tel Aviv de l’apartheid ».
« Ceci inclut le candidat d’Islande Hatari, en particulier, qui officiellement soutient les droits palestiniens ».
« Les artistes qui insistent pour franchir le piquet de grève du boycott, se produisant à Tel Aviv au mépris de nos appels, ne peuvent contrebalancer le mal qu’ils causent à notre combat pour les droits humains en ‘compensant’ leur acte complice par quelque projet avec les Palestiniens », a ajouté PACBI.
« La société civile palestinienne rejette massivement cette addition d’une feuille de vigne, ayant tiré les leçons de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud ».
En plus, il y a eu en coulisses de longues discussions avec Hatari.
Le groupe a visité la ville de Hébron, en Cisjordanie occupée, où un membre du groupe, Matthias Haraldsson, a décrit la situation comme un « apartheid ».
Malgré cela, Hatari est allé faire exactement ce que les Palestiniens leur avaient demandé de ne pas faire : ils ont franchi le piquet de grève et ont essayé de compenser cet acte par ce geste feuille-de-vignes que d’agiter des drapeaux.
La réponse de PACBI à l’action d’Hatari a été cohérente avec la position communiquée au groupe avant le concours.
Une louange déplacée
Pourtant de nombreuses personnes peut-être bien intentionnés, y compris des Palestiniens comme le militant Issa Amro à Hébron, ont réagi avec approbation.
D’autres réactions ont peut-être été plus cyniques : le bureau londonien de l’Autorité palestinienne a affirmé que « la démonstration de solidarité de Hatari avec la Palestine a montré que la politique de gestion de conflit d’Israël (i. e. que les Palestiniens peuvent rester sous occupation et que la vie continuera) est un échec total ».
C’est ironique étant donné la manière dont l’Autorité palestinienne n’a pratiquement rien fait pour s’opposer à ce que l’Eurovision ait lieu à Tel Aviv et qu’elle collabore avec les forces d’occupation israéliennes pour supprimer manifestations et résistance, et par là soutient l’occupation, sous la rubrique « cooordination de la sécurité ».
Mustafa Barghouti, un politicien cisjordanien qui a autrefois été candidat à la présidence de l’Autorité palestinienne, a loué Hatari sur les ondes en Islande, affirmant que leur agitage de drapeau avait « touché les coeurs des Palestiniens ».
Barghouti a dit que même si « notre position en principe » est que les groupes auraient dû boycotter l’Eurovision, il avait contacté Hatari pour les remercier de ce qu’ils ont fait.
Barghouti aussi veut le beurre et l’argent du beurre, affirmant que le boycott est une affaire de principe, mais félicitant ceux qui violent le principe. Quelle sorte de principe est-ce donc ?
Sa justification était que si Hatari avait choisi de ne pas franchir le piquet de grève, un autre groupe aurait représenté l’Islande et qu’alors le drapeau palestinien ne serait pas apparu sur scène.
J’ai entendu cet argument à de nombreuses reprises sur les réseaux sociaux et c’est un non sens, même quand on met de côté le principe essentiel de ne pas franchir un piquet de grève, lorsqu’un groupe opprimé le demande.
A part un stimulant émotionnel momentané, à quoi sert une brève vision d’un drapeau palestinien ?
Etant donné la profondeur de la complicité internationale dans les violations horribles et les massacres constants de Palestiniens par Israël, nous devrions être au-delà du point où nous pouvons nous emballer pour un tel symbolisme.
Après tout, le drapeau de l’ « Etat de Palestine » a flotté aux Nations Unies depuis des années, et pourtant cela n’a absolument rien fait pour que les Nations Unies devienne une organisation plus efficace pour faire rendre des comptes à Israël. De fait, la complicité onusienne avec les crimes d’Israël n’a fait que s’aggraver.
Une opportunité ratée
Si Hatari avait décidé de se retirer de l’Eurovision la nuit du concours, ou même le jour d’avant, il n’y aurait pas eu moyen de faire venir un numéro alternatif, étant donné le nombre de répétitions et la logistique nécessaires.
Et même si des briseurs de grève les remplaçaient, le retrait de Hatari aurait dominé les gros titres et mis une pression sur d’autres — particulièrement sur Madonna — pour qu’ils remettent en cause leur spectable. Cela aurait boosté le mouvement BDS de manière stratosphérique.
L’appel au boycott palestinien et les manifestations autour de l’Eurovision ont obtenu une gigantesque quantité de couverture de presse et de soutien, et le retrait de Hatari aurait fait une histoire encore plus importante.
Hatari aurait pu porter un immense camouflet à la tentative d’Israël de présenter l’Eurovision comme « non politique » et distrayant, même si Israël et ses alliés de l’Union européenne exploitent sans vergogne le concours pour avancer leurs agends pro-Israël.
Au lieu de cela, tant Hatari que Madonna se sont contentés d’actions sans effet qui faisaient plus pour couvrir leur propre complicité que pour avancer toute prise de conscience ou action réelles pour changer la réalité palestinienne.
Madonna – dans une démarche non autorisée – a mis deux danseurs s’enlaçant, une avec un drapeau palestinien dans le dos, l’autre avec un drapeau israélien.
Il est difficile d’imaginer un message plus creux ou plus nuisible, qui met sur le même pied l’oppresseur et l’opprimé.
Au-delà du symbolisme
La solidarité réelle signifie écouter ce que les Palestiniens demandent — pourtant beaucoup préfèrent sermonner et instruire les Palestiniens plutôt que les écouter.
Dans le cas présent, la solidarité aurait voulu dire boycotter l’Eurovision, ce qui n’est vraiment pas demander grand chose. Mais c’était plus que ce qu’Hatari pouvait offrir. Ainsi soit-il, mais n’en faisons pas des héros.
Plus important, n’envoyons pas aux autres artistes le message que la complicité avec l’oppression des Palestiniens est une affaire mineure facilement oubliée et pardonnée. Ou que cela ne pose pas de problème si vous violez le boycott, du moment que vous agitez un drapeau palestinien.
Si les Palestiniens continuent à accepter des gestes vides et un symbolisme bon marché de leurs prétendus alliés ils resteront pour toujours sous l’oppression israélienne. ils doivent réclamer et attendre une solidarité réelle et c’est ce qu’est BDS.
Nous n’essayons pas seulement de nous sentir bien, nous essayons de mettre fin réellement à l’apartheid. Pendant la lutte sud-africaine, tout le monde n’a pas respecté le boycott culturel. Mais, à juste titre, on se souvient aujourd’hui avec dédain de ceux qui ont choisi de profiter de l’apartheid.
C’est un cliché – répété la nuit de l’Eurovision par Madonna – que la musique « rapproche les peuples ». Dans le cas de l’Eurovision, la musique était utilisée comme une couverture à l’oppression et à l’apartheid.
Mais cela ne veut pas dire qu’elle a tort. La musique, la danse et les célébrations jouent un rôle important dans n’importe quelle lutte de libération et construisent la solidarité.
Un exemple réel de cela a été le concert alternatif « You’re a Vision » qui a eu lieu en Irlande à guichets fermés en soutien à la Palestine. C’était l’un des nombreux événements de ce genre dans toute l’Europe.
C’est à cela que ressemble la solidarité en musique.
Ali Abunimah est le co-fondateur de The Electronic Intifada et l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books. Il a aussi écrit One Country: A Bold-Proposal to End the Israeli-Palestinian Impasse. Les opinions exprimées ici sont les siennes seulement.
(Traduction CG pour BDS France Montpellier)