Nous ne devrions pas craindre de “diviser” quand nous sommes en quête de justice (Omar Barghouti)
En France les médias et d’autres emploient un synonyme : “clivant”. “Un tel est clivant”, “BDS Montpellier est “clivant”….Merci à Omar Barghouti pour cette réponse radicale (encore un terme clivant !). NDLR.
Nous ne devrions pas prétendre que des mouvements tel BDS ne « divisent » pas. Nous devons au contraire démontrer des points de vue moral et éthique pourquoi la division est nécessaire.
16 JUIN 2023
Il y a un mot qui tend à surgir dans le monde entier chaque fois que des gens marginalisés se battent pour leurs droits : « diviseur ».
En Australie, par exemple, des leaders autochtones font campagne pour qu’une « Voix des Nations Premières » soit inscrite dans le Constitution en position de conseiller le Parlement et le gouvernement sur toutes questions affectant les communautés aborigènes. Les conservateurs qui mobilisent contre ce projet fondent principalement leur opposition sur le caractère « diviseur » de l’initiative. Lorsque l’université Brown a créé un comité de pilotage sur Esclavage et Justice en 2003 pour enquêter sur la relation historique de l’université à l’esclavage, elle a été attaquée par certains comme “source de division et mal avisée .”
Le même refrain prédomine dans les arguments auxquels ont recours les opposants d’une initiative ayant pour but de convaincre l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) d’accepter l’appel palestinien à « boycotter les institutions académiques israéliennes jusqu’à ce que ces institutions mettent fin à leur complicité dans la violation des droits des Palestiniens comme le prescrit le droit international ». Un tel boycott, prétendent les opposants, nuirait gravement à l’association et gênerait sa mission. Et, comme prévu, les critiques se sont emparés du mot favori de tous, en écrivant : « La division et la malveillance ainsi créées seront pérennes ».
Nombre d’anthropologues aux États-Unis soutiennent le boycott des universités israéliennes, réaffirmant que leur complicité avec l’apartheid et la négation des droits des Palestiniens sont profondément ancrées et bien documentées . Bien que les défenseurs du boycott aient eu une argumentation convaincante en sa faveur en tant qu’accomplissement logique des obligations éthiques et professionnelles de l’AAA, ils n’ont pas abordé de façon adéquate l’argument saillant de la division. Je pense que cela mérite d’y regarder de plus près.
En bref, le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) est-il diviseur ? Bien sûr qu’il l’est. Mais, est-ce un problème ? Non – et plutôt que se soustraire à l’accusation de division, les défenseurs de BDS et d’autres luttes pour la justice devraient s’en emparer avec détermination.
Dans des contextes de colonialisme de peuplement, de l’Australie aux Amériques en passant par l’Afrique du Sud et la Palestine, des appels à la liberté, à la justice et à une totale égalité, qui font autorité, exprimés par des nations indigènes, ont souvent été réprimés, diabolisés ou tout simplement rejetés comme « diviseurs », parmi d’autres qualificatifs, à la fois par les autorités coloniales et, ce qui est crucial, par ceux qui, en Occident se sont engagés dans le maintien ou la justification de systèmes coloniaux d’oppression. Il y en aura toujours pour défendre les formes les plus atroces d’injustice dans le maintien de l’hégémonie, des privilèges, et des systèmes d’oppression qui les perpétuent. De même, les appels à la justice raciale, de genre, climatique et sociale au sein des « démocraties occidentales » ont aussi été attaquées par des conservateurs comme diviseuses. Un récent sondage montre par exemple que quelque 40% des adultes blancs aux États Unis considèrent que le mouvement Black Lives Matter est « diviseur et dangereux ». Ils sont dans le vrai : ces appels à la justice- dont l’appel de 2005 de la société palestinienne dont je suis co-auteur – sont diviseurs. Mais ils doivent l’être. Ils sont source de ce que j’appelle une division éthiquement nécessaire.
Les institutions démocratiques et les associations professionnelles agissent théoriquement selon deux principes : que la « règle de la majorité » n’implique pas l’asservissement ni la domination sur les minorités ; et que les minorités ont la possibilité de changer pacifiquement les règles qui les gouvernent. Elles souscrivent aussi au principe selon lequel l’unité ne devrait jamais effacer la diversité ni réprimer des convictions politiques et idéologiques différentes mais « légitimes ». De même, tout processus de division qui aliène, délégitimise ou supprime des points de vue différents mais néanmoins légitimes, est jugée inacceptable.
Mais il des argumentations convaincantes qui exigent de corriger une injustice indéfendable sur le plan éthique où le fait de diviser n’est pas simplement acceptable mais aussi éthiquement nécessaire. Prenez par exemple le génocide ; la mise en esclavage, y compris ses versions contemporaines ; le meurtre d’enfants ; le viol ; la discrimination basée sur l’identité ; l’apartheid ; le colonialisme de peuplement ; le régime despotique ; le déni des droits humains fondamentaux ; etc. Une institution qui prend une position non équivoque contre n’importe laquelle de ces injustices s’engage dans un processus de division éthiquement nécessaire.
Avoir recours à l’argument de la division pour maintenir une « unanimité » imposée par l’hégémonie est une attitude de censure parce qu’elle a pour objet de stopper un débat vigoureux et c’est anti démocratique puisque c’est saper la valeur du vote dans l’élaboration des décisions et politiques collectives d’une institution. C’est aussi aberrant et non éthique parce que cette posture assume principalement – que ce soit formulé et admis ou non – que l’injustice est la norme non-diviseuse et incontestée.
Lorsque les notions « d’unité » et de « diversité » sont maniées à mauvais escient comme camouflage de la complicité dans la commission d’injustices éthiquement indéfendables, faire pression pour mettre fin à cette complicité, aussi conflictuel que cela puisse être, devient une obligation éthique profonde. Un processus de division éthiquement nécessaire peut alors être simplement défini comme une division entre deux groupes sur une proposition qui nécessite un choix binaire du point de vue éthique. Soutenez-vous l’esclavage ? Oui ou non. Il n’y a rien entre les deux qui soit tenable. Dans des cas de ce genre, il est inacceptable de dire « cela dépend », tout simplement parce cela n’a pas à être dit.
Si l’on suit cette modeste argumentation, les Palestiniens ne demandent pas à l’AAA de nous libérer du régime israélien de 75 ans de colonialisme de peuplement et d’apartheid, bien que ce régime n’existe que par le soutien inconditionnel militaire, économique et diplomatique des États-Unis. Les anthropologues palestiniens et américains qui soutiennent nos droits en vertu du droit international demandent simplement à l’AAA et à ses membres de s’abstenir d’aider et d’être complice du système israélien d’oppression violente dont les universités sont un pilier. .
Depuis des dizaines d’années, les universités israéliennes jouent un rôle indispensable et démesuré dans la conception, la mise en œuvre la justification et le blanchiment de tous les aspects du régime israélien d’oppression contre le peuple autochtone palestinien – depuis le nettoyage ethnique planifié de 1948 à la Nakba en cours avec le déplacement progressif forcé à Jérusalem, le Naqab, la Galilée, la vallée du Jourdain, jusqu’au siège criminel de deux millions de Palestiniens de Gaza, au vol continu de terres et de ressources pour la construction de colonies de peuplement illégales et de murs d’apartheid.
Les armes et les technologies espionnes ; les drones tueurs ; les doctrines militaires qui justifient la destruction « disproportionnée » de civils ; les conseils démographiques qui fondent leur stratégie sur la meilleure façon de contrer la « menace démographique » des Palestiniens autochtones ; les projets archéologiques à peine voilés conçus pour effacer l’histoire arabe et islamique, et mille autres mécanismes d’oppression coloniale sont tous faits et soutenus par les universités israéliennes.
Frederick Douglass a dit un jour : « Le pouvoir ne cède sur rien sans que ce ne soit exigé… Voyez juste ce à quoi un peuple se soumet tranquillement et vous aurez trouvé la mesure exacte de l’injustice et de la nuisance qui lui seront imposées et cela continuera jusqu’à ce qu’on résiste ». Les Palestiniens et les progressistes qui soutiennent nos droits demandent clairement de ne pas nuire et de mettre fin à la complicité. Est-ce diviseur? Bien sûr. L’exigence de justice et la résistance à l’injustice ont toujours été, par définition, controversées, mais elles sont aussi éthiquement nécessaires
Traduction SF Pour BDS France Montpellier