“Plus horrible qu’Abu Ghraib” : Un avocat raconte sa visite dans un centre de détention israélien
Des prisonniers palestiniens de Gaza vus le 14 février 2024 dans la cour d’une prison au sud d’Israël. (Chaim Goldberg/Flash90)
Par Baker Zoubi, en partenariat avec Local Call
le 27 juin 2024
A Sde Teiman, Khaled Mahajneh a trouvé un journaliste détenu méconnaissable alors qu’il décrivait les conditions violentes et inhumaines du centre.
« Là-bas, la situation est plus horrible que tout ce que nous avons entendu au sujet d’Abu Ghraib et Guantanamo. » Voilà comment Khaled Mahajneh décrit le centre de détention Sde Teiman en tant que premier avocat à se rendre dans ce centre. Plus de 4.000 Palestiniens arrêtés par Israël à Gaza ont été détenus dans cette base militaire du Naqab/Negev depuis le 7 octobre ; certains d’entre eux ont été libérés par la suite, mais la plupart sont toujours détenus en Israël.
Mahajneh, citoyen palestinien d’Israël, a d’abord été approché par Al Araby TV, qui cherchait des informations sur Muhammad Arab, reporter de la chaîne qui a été arrêté en mars alors qu’il couvrait le siège israélien de l’Hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza. « J’ai contacté le centre de contrôle de l’armée israélienne et, après leur avoir fourni une photo et une carte d’identité du détenu, ainsi que ma procuration officielle, ils m’ont informé que [Arab] était détenu à Sde Teiman et qu’on pouvait lui rendre visite. »
Quand Mahajneh est arrivé à la base le 19 juin, on lui a demandé de laisser sa voiture loin du site, et là, une jeep de l’armée l’attendait pour l’emmener et le faire entrer. C’est « quelque chose que je n’avais jamais vécu lors d’aucune de mes précédentes visites en prison », a-t-il dit à +972. Ils ont roulé environ 10 minutes à travers le site – réseau tentaculaire de remorques – avant d’arriver à un vaste entrepôt, dans lequel se trouvait une remorque gardée par des soldats masqués.
« Ils ont redit que la visite serait limitée à 45 minutes et que toute action qui pourrait porter atteinte à la sécurité de l’État, du camp ou des soldats provoquerait l’arrêt immédiat de la visite. Je ne comprends toujours pas ce qu’ils voulaient dire », a dit Mahajneh.
Les soldats ont tiré à l’extérieur le journaliste détenu, bras et jambes attachés, tandis que Mahajneh restait derrière la barrière. Après que les soldats aient retiré le bandeau sur ses yeux, Arab, déshabitué de la lumière vive, s’est frotté les yeux pendant cinq minutes. « Où suis-je ? » fut la première question qu’il a posée à Mahajneh. La plupart des Palestiniens à Sde Teiman ne savent même pas où ils sont détenus ; au moins 35 détenus étant morts dans des circonstances inconnues depuis le début de la guerre, beaucoup l’appellent simplement « le camp de la mort ».
« Je rends visite depuis des années, y compris depuis le 7 octobre, à des détenus et des prisonniers politiques et de sécurité dans les prisons israéliennes », a fait remarquer Mahajneh. « Je sais que les conditions de détention se sont beaucoup durcies et que les prisonniers sont quotidiennement victimes d’abus. Mais Sde Teiman ne ressemble en rien à ce que j’ai vu ou entendu précédemment. »
‘Même les tribunaux sont empreints de haine’
Mahajneh a dit à +972 qu’Arab était presque méconnaissable après 100 jours dans ce lieu de détention ; son visage, ses cheveux et la couleur de sa peau avaient changé, et il était couvert de crasse et de fientes de pigeon. On n’avait pas fourni de nouveaux vêtements au journaliste depuis presque deux mois et il n’avait été autorisé à changer de caleçon ce jour là pour la première fois qu’à cause de la visite de l’avocat.
D’après Arab, les détenus ont continuellement les yeux bandés et les mains attachées derrière le dos, obligés de dormir pliés en deux sur le sol sans aucune literie. Leurs menottes en fer ne leur sont retirées que pour la minute de douche hebdomadaire. « Mais les prisonniers ont commencé à refuser la douche parce qu’ils n’ont pas de montre et que, dépasser la minute accordée expose les prisonniers à de sévères punitions, y compris des heures dehors dans la chaleur ou sous la pluie », a dit Mahajneh.
Tous les détenus, a fait remarquer Mahajneh, subissent une détérioration de leur état de santé due à la mauvaise qualité du régime alimentaire quotidien de la prison : une petite quantité de labneh et un morceau de concombre ou de tomate. Ils souffrent aussi d’une grave constipation et ne reçoivent, pour 100 prisonniers, qu’un rouleau de papier toilette par jour.
« Les prisonniers n’ont pas le droit de parler entre eux, même alors que plus de 100 personnes sont détenues dans un entrepôt, certains d’entre eux étant vieux ou mineurs », a dit Mahajneh à +972. « Ils n’ont pas le droit de prier, ni même de lire le Coran. »
Arab a également attesté à son avocat que les gardes israéliens avaient agressé sexuellement avec un bâton, devant les autres prisonniers, six prisonniers, après qu’ils aient transgressé les ordres de la prison. « Quand il a parlé de viols, je lui ai demandé : ‘Muhammad, tu es un journaliste, es-tu sûr de ce que tu dis ?’ », a raconté Mahajneh. « Mais il a dit qu’il l’avait vu de ses propres yeux et que ce qu’il me racontait n’était qu’une petite partie de ce qui se passait ici. »
De nombreux médias, dont CNN et le New York Times, ont fait état de cas de viols et d’agressions sexuelles à Sde Teiman. Dans une vidéo qui circulait au début de cette semaine sur les réseaux sociaux, un prisonnier palestinien récemment libéré d’un camp de détention a dit qu’il avait personnellement été témoin de multiples viols et de cas où les soldats israéliens faisaient agresser sexuellement des prisonniers par des chiens.
Rien que le mois dernier, d’après Arab, plusieurs prisonniers ont été tués au cours de violents interrogatoires. D’autres détenus, qui avaient été blessés à Gaza, ont été contraints de subir une amputation de membres ou l’extraction de balles sans anesthésie, et ont été pris en charge par des élèves infirmiers.
Les équipes de défense juridique et les organisations de défense des droits de l’homme ont été largement incapables d’agir contre ces graves violations des droits des prisonniers à Sde Teiman et la plupart sont même empêchées d’aller sur place afin d’éviter un examen plus approfondi. « Le Bureau du Procureur de l’État a dit que ce centre de détention allait être fermé à la suite de rudes critiques, mais rien n’a bougé », a dit Mahajneh. « Même les tribunaux sont emplis de haine et de racisme envers la population de Gaza. »
La plupart des détenus, a fait remarquer Mahajneh, ne sont pas officiellement accusés d’appartenir à une organisation ou de participer à une quelconque activité militaire ; Arab lui-même ne sait toujours pas pourquoi il a été arrêté ou quadt il pourrait être libéré. Depuis son arrivée à Sde Teiman, Arab a été interrogé deux fois par les unités spéciales de l’armée israélienne. Après son premier interrogatoire, on l’a informé que sa détention était prolongée pour une durée indéterminée en se fondant sur « une suspicion d’affiliation à une organisation dont l’identité ne lui a pas été révélée. »
‘Se venger de qui ?’
Ces derniers mois, les médias internationaux ont publié plusieurs témoignages de prisonniers libérés ainsi que de médecins qui ont travaillé à Sde Teiman. Pour le médecin israélien Dr. Yoel Donchin, qui a parlé au New York Times, il n’était pas évident de savoir pourquoi les soldats israéliens avaient arrêté beaucoup des personnes qu’il soignait, dont il était « hautement invraisemblable » pour certains d’entre eux « qu’ils aient été des combattants impliqués dans la guerre », si on se fondait sur leurs maladies ou leurs incapacités physiques préexistantes.
Le Times a également rapporté qu’on avait demandé aux médecins de la structure de ne pas écrire leur nom sur les documents officiels ni de s’adresser entre eux par leur nom en présence des patients, par peur d’être ensuite identifiés et accusés de crimes de guerre au Tribunal Pénal International.
« Ils les ont dépouillés de tout ce qui ressemble à des êtres humains », a dit à CNN un témoin qui travaillait comme infirmier à l’hôpital improvisé de la structure. « [Les coups] n’étaient pas donnés pour collecter des renseignements. Ils étaient donnés pour se venger », a dit un autre témoin. « C’était une punition pour ce qu’ils [les Palestiniens] avaient fait le 7 octobre et une punition pour le comportement dans le camp. »
Depuis sa visite à Sde Teiman, Mahajneh a éprouvé une frustration et une colère énormes – mais, par dessus tout, de l’horreur. « Je suis dans cette profession depuis 15 ans … Je ne me serais jamais attendu à entendre parler de viol de prisonniers ou d’humiliations comme celles-là. Et tout ceci n’est pas fait pour les besoins d’un interrogatoire – puisque la plupart des prisonniers ne sont interrogés qu’après plusieurs jours de détention – mais comme un acte de vengeance. Se venger sur qui ? Ce sont tous des citoyens, des jeunes gens, des adultes et des enfants. Il n’y a pas de membres du Hamas à Sde Teiman parce qu’ils sont dans les mains du Shabas [Service Pénitentiaire israélien]. »
Dans sa réponse aux questions pour cet article, l’armée israélienne a déclaré : « Les FDI rejettent les allégations de mauvais traitements systématiques sur les détenus, y compris par la violence ou la torture … Si nécessaire, les enquêtes de la police militaire sont disponibles lorsqu’il y a soupçon de comportement inhabituel qui le justifierait. » L’armée a nié les récits de privation faits par Arab et Mahajneh et a insisté pour dire qu’on fournissait aux détenus suffisamment de vêtements et de couvertures, de nourriture et d’eau (« trois repas par jour »), l’accès aux toilettes et aux douches (« entre 7 et 10 minutes ») et autres aménagements.
L’armée a également ajouté : « Depuis le début de la guerre, il y a eu des morts de détenus, dont des détenus arrivés blessés du champ de bataille ou dans un état médical problématique. Pour chaque mort, il y a une enquête de la police militaire. A la fin des enquêtes, les résultats sont envoyés au Bureau de l’Avocat Général de l’Armée. »
Mahajneh a relayé un message clair depuis Sde Teiman : « Muhammad Arab et les autres prisonniers du centre de détention demandent à la communauté internationale et aux tribunaux internationaux d’agir pour les sauver. Il est inconcevable que le monde entier parle des Israéliens enlevés et que personne ne parle des Palestiniens prisonniers. »
Mahajneh ne sait pas ce qui est arrivé au journaliste détenu après sa brève interview de 45 minutes. « L’ont-il agressé ? L’ont-ils tué ? Je pense à lui tout le temps. »
Une version de cet article a d’abord été publiée en hébreu sur Local Call. Vous pouvez la lire ici.
Baker Zoubi est un journaliste de Kufr Misr qui vit actuellement à Nazareth. Baker travaille en tant que journaliste depuis 2010, initialement comme reporter pour des médias arabes locaux, puis comme rédacteur en chef du site web Bokra. Aujourd’hui, il travaille également comme chercheur et rédacteur pour des programmes de télévision sur les chaînes Makan et Musawa. Il écrit et poste sur sa page Facebook divers articles d’opinion sur la politique et les questions sociales en lien avec la société palestinienne. Récemment, il a également commencé à écrire pour Local Call.
Traduction : J. Ch. pour l’AURDIP et BDS France Montpellier