Une réponse palestinienne aux tendances mondiales et régionales
par Tareq Baconi 29 juin 2022
Cette analyse est basée sur une conférence donnée par Tareq Baconi, analyste politique d’Al-Shabaka, pendant le colloque annuel de l’Institut des Etudes internationales Ibrahim Abu-Lughod de l’université Birzeit. Ce colloque de trois jours, qui a eu lieu en mai 2022, intitulé « La Cause palestinienne dans une région troublée », a réuni des universitaires et des experts de Palestine et d’ailleurs pour examiner les tendances mondiales et régionales récentes et leurs implications sur la cause palestinienne. L’intervention de Baconi analyse quelques-uns de ces développements, situant la lutte palestinienne pour la justice et la libération dans les contextes d’une politique étrangère américaine qui change envers le Moyen-Orient, des révolutions populaires dans la région et des accords de normalisation entre le régime israélien et des Etats arabes autoritaires.
Introduction
Au cours de la dernière décennie, une nouvelle architecture régionale s’est précisée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les Etats-Unis ont montré de plus grands signes de leur retrait et de leur désengagement de la région. Des tensions sont nées, puis se sont calmées, entre les puissances régionales, les guerres par procuration continuent à proliférer et les alliances changent sans cesse entre les acteurs. Les révolutions qui ont éclaté dans toute la région depuis 2011 s’agitent à l’ombre d’un ordre nouveau, toujours en formation, mais dont les contours ont été élucidés par les accords de normalisation signés entre les Etats du Golfe, le Maroc, le Soudan et Israël. Ces accords tirent parti de plus d’une décennie de relations clandestines entre ces pays, à l’exception peut-être du Soudan, et font surface à un moment où les soulèvements populaires ont reçu des coups presque fatals dans la majeure partie de la région. Les relations croissantes entre Israël, un régime d’apartheid et de colonialisme de peuplement, et des autocrates arabes attestent d’un étai important du futur paysage régional dans lequel les Palestiniens doivent mener leur lutte pour la libération.
Liens entre régimes anti-démocratiques
Les alliances qui se développent entre Israël et les Etats arabes sont basées (selon la description de ses partisans) sur une vision régionale partagée d’expansion économique et de croissance, de stabilité et de tolérance religieuse. En réalité, cette vision est enracinée dans un engagement pour une hégémonie anti-démocratique, où les régimes dominants maintiennent leur emprise sur les populations qu’ils gouvernent grâce à une approche lourdement sécuritaire. Par nécessité, au coeur même de ces accords, se trouvent des échanges de technologies d’information invasives et de tactiques de surveillance qui peuvent écraser la dissidence et toute contestation du statu quo.
Au centre des accords de normalisation se trouve un engagement des puissances régionales à remplir ce qui est perçu comme le vide laissé par le retrait des Etats-Unis et à prendre elles-mêmes les choses en main pour maintenir l’ordre régional actuel. Ceci est réalisé, entre autres tactiques, par l’exportation de systèmes de sécurité israéliens — testés sur les Palestiniens sous son régime d’apartheid — globalement, et régionalement aux Etats arabes qui les emploient contre des activitstes, des journalistes et d’autres personnes aspirant à une réforme démocratique. Le modèle israélien qui maintient un régime d’apartheid tout en se confectionnant un air d’Etat démocratique bienvenu sur la scène internationale — un Etat qui est économiquement développé et diplomatiquement puissant — est un modèle auquel aspirent de nombreux autocrates de la région, et au-delà. Les alliances sont basées sur l’extension du savoir-faire d’Israël à ses alliés — par son influence militaire, économique et diplomatique — afin de détourner l’attention de leur autoritarisme et de leur capitalisme racialisé, et sur une auto-présentation comme des Etats modernisateurs, de plus en plus progressistes et tolérants — cela, tout en opprimant la dissension et en poursuivant des politiques qui créent une vaste inégalité économique et un régime anti-démocratique dans leur pays. Dans le cas du Maroc, ses relations avec Israël ont le bénéfice supplémentaire de normaliser son occupation du peuple sahraoui.
Ces alliances en expansion doivent être replacées dans le contexte des révolutions qui ont balayé la région à partir de 2011 et qui continuent par à-coups. Pour la vaste majorité des peuples de la région, l’ordre émergent de la prétendue « stabilité sécurisée » n’a pas répondu aux principales demandes qui ont animé les manifestations de masse. Bien au contraire : les régimes autoritaires persistent, et ont atteint un degré d’assassinats sanglants et systématiques inenvisagé jusqu’alors ; les Etats se sont effondrés ou ont adopté des tactiques autoritaires plus draconniennes ; le chômage et l’inégalité restent répandus ; la corruption est omniprésente ; la pluralité politique n’existe pas : et les problèmes démographiques couplés au changement climatique promettent de mener ces pressions au-delà de leur point de rupture. Pourtant, plutôt que de répondre à ces problèmes, les puissances régionles sont déterminées à maintenir leur pouvoir et à étendre leur capacité à opprimer l’opposition populaire.
Les horreurs qui ont suivi les révolutions régionales ont, à court ou à moyen terme, donné plus de crédibilité à la remarque souvent répétée dans la région que la stabilité sous des hommes forts est plus précieuse que l’ouverture démocratique et la justice sociale — étant donné ce qu’a été le prix pour la liberté et la dignité. Il y a peu, voire pas du tout, d’exemples d’une fin positive à la ferveur révolutionnaire qui a déferlé sur la région et des myriades de récits édifiants en Syrie, Egypte et au-delà. Dans ce sentiment dominant de désespoir, le point maintenant, sous les pouvoirs émergents, est d’enraciner la contre-révolution. Le désespoir est répandu et la coupure entre les régimes et la rue est plus vaste que jamais. L’alliance nouvelle entre l’autoritarisme arabe et le colonialisme de peuplement sioniste — qui lui-même est simplement une reconfiguration de l’alliance entre l’impéralisme américain et l’autoritarisme arabe — est simplement un moyen d’utiliser des tactiques oppressives pour gérer cette division.
La pertinence régionale de la Palestine
De nombreuses façons, le combat palestinien se trouve sur la ligne de faille entre la rue et le régime — une ligne de faille qui existe de la manière la plus aiguë en Palestine même, entre un régime autoritaire incarné par l’Autorité palestinienne (AP) et le peuple palestinien luttant pour sa libération. Mais plus encore, la Palestine existe sur cette ligne de faille dans un sens régional. Les accords de normalisation ont été basés sur l’hypothèse que la lutte palestinienne a été effectivement marginalisée. Pourtant cette hypothèse était manifestement fausse et a été infirmée par l’Intifada de l’unité, qui a éclaté en mai 2021.
Plus que toute autre chose dans la décennie passée, l’Intifada de l’unité a totalement reconfiguré les hypothèses de base que beaucoup en étaient venus à considérer comme des vérités à propos de la Palestine, y compris le fait que les Palestiniens ont été pacifiés et défaits, et qu’ils ont perdu la capacité ou l’intérêt de protester. Une autre hypothèse qui a été réfutée est que les Palestiniens ont consenti à leur fragmentation. De fait, l’Intifada a montré non seulement que les Palestiniens sont un seul peuple confronté à un seul régime déterminé à leur élimination, mais aussi que les populations sont capables de se soulever d’une manière cohérente dans tout le pays, du fleuve à la mer, pour protester contre leur oppression. Le point principal à en retenir est que, une fois que les Palestiniens se soulèvent comme un seul peuple, ils ont la capacité de renverser un régime qui avait été, jusqu’alors, perçu comme invincible. Pour les Palestiniens, l’Intifada de l’unité a révélé, peut-être pour la première fois, les fissures dans le régime d’apartheid d’Israël.
Précisément à cause de cela, et comme il fallait s’y attendre, la réponse du régime israélien a été de procéder à des arrestations étendues de Palestiniens — directement dans les territoires de 1948 et grâce à son partenaire, l’AP, dans toute la Cisjordanie — en utilisant une énorme puissance de feu dans une nouvelle tentative ratée pour pacifier Gaza. L’effort concerté pour emprisonner un grand nombre de personnes des deux côtés de la Ligne verte indiquait une tentative pour neutraliser la capacité des Palestiniens à s’organiser et à se mobiliser, et pour renverser l’éruption du soulèvement en contraignant les Palestiniens à revenir au statu quo. Israël a aussi exploité ses tactiques de surveillance et a initié des mesures contre la société civile palestinienne, à savoir par la désignation comme organisations terroristes de six organisations palestiniennes majeures et au premier rang des efforts pour faire rendre des comptes à Israël — y compris par des actions juridiques auprès de la Cour pénale internationale. En l’absence d’un leadership palestinien engagé dans la libération, la mobilisation stratégique de la lutte palestinienne s’est déplacée vers les organisations de la société civile et des collectifs de terrain, d’où l’effort israélien pour les démanteler, avec la complaisance américaine et européenne. D’une certaine façon, c’est l’obstacle final qu’Israël doit enlever pour garantir qu’il n’y aura aucune résistance effective à sa domination.
La réponse israélienne (et palestinienne officielle) à l’Intifada de l’unité a ainsi élucidé exactement le modèle que les Israéliens et leurs partenaires arabes emploient pour gérer la dissidence, avec une société civile cherchant activement à sauvegarder ses droits humains. L’intifada a aussi montré que la question de la Palestine n’est pas marginale pour les masses, régionalement ou globalement. Autrement dit, l’autre mensonge au coeur des accords de normalisation est que la Palestine n’est pas un problème pour les populations de la région. Pourtant, pendant l’intifada, des manifestations populaires ont explosé dans les cités majeures de toute la région, ainsi que dans le monde entier. La tentative des élites dirigeantes pour mettre de côté la question de la Palestine ne reflète pas le sentiment populaire, mais plutôt leur gouvernement autocratique.
Le paradoxe de la construction du mouvement palestinien
Nous vivons à un moment où le globe devient plus multipolaire, même si l’intégration économique est sans précédent. Les régimes autoritaires et les partis ethno-nationalistes de droite montent en puissance et enracinent leur domination. Des défis, comme le COVID-19 et le changement climatique, démontrent le besoin de réponses coordonnées globalement en même temps, exactement, que la grande rivalité entre puissances éclate une fois encore en une confrontation militaire en Europe. De plus, la réaction occidentale à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis à nu les hypocrisies de l’ordre occidental dit progressiste, dans le cadre duquel les USA et l’UE ont tout de suite parlé d’ordre basé sur les règles et les droits des réfugiés, d’une manière qui n’avait jamais encore été vue quand il s’agit de la Palestine.
Les implications de ces changements globaux pour la Palestine, et pour ses alliés engagés dans la justice sociale et les valeurs progressistes, sont vertigineuses. La lutte pour la libération palestinienne est une question qui est intimement connectée à la politique régionale et globale, et en tant que telle, ne peut être vue comme une question isolée qui peut être traitée séparément des forces majeures géopolitiques et socioéconomiques façonnant notre monde. Sous cet éclairage, il y a trois points interdépendants à souligner, qui pourraient soulever plus de questions qu’amener de réponses.
Le premier point est que la lutte palestinienne pour la libération est bien entrée dans sa phase post-Oslo, quand la fabrication de la paix et la diplomatie au niveau de l’Etat étaient vues comme un moyen grâce auquel la libération pouvait être atteinte. La lutte aujourd’hui est une lutte asymétrique, menée par le peuple pour sa libération. Ce n’est pas seulement parce que le leadership palestinien officiel est compromis, ou parce que les acteurs régionaux ont officiellement abandonné la question palestinienne, mais aussi parce qu’il y a très peu de désir parmi les Etats mondiaux pour favoriser les politiques faisant avancer les droits palestiniens. La puissance actuelle du peuple palestinien est au niveau populaire, et là, il y a un vaste potentiel. Les Palestiniens doivent se concentrer sur la construction d’alliances avec des mouvements, des organisations et des partis politiques, régionalement et mondialement, qui partagent leurs idées et sont engagés sur des principes de décolonisation et d’émancipation. C’est particulièrement pertinent maintenant, étant donné que l’ordre global connaît des changements et des reconfigurations majeurs et que l’ordre post-Guerre froide de l’hégémonie et de l’enracinement des Etats-Unis dans la région est soumis à des pressions. Comment pourrions-nous en tant que Palestiniens recalibrer notre engagement ? Dans le Sud global, dans les partis occidentaux progressistes et dans toute la région, il y a des alliances qui peuvent soutenir la mobilisation et l’organisation palestiniennes et des causes auxquelles les Palestiniens peuvent aussi prêter leur soutien. D’une certaine façon, c’est une progression naturelle pour le mouvement palestinien, qui a pris historiquement la forme de la lutte anti-coloniale et qui maintenant doit répondre à la question de ce que la décolonisation signifie au XXIe siècle.
Le second point est que les Palestiniens doivent, paradoxalement, construire un mouvement qui soit large et englobe l’étendue du peuple palestinien dans ses différentes idéologies et expériences vécues, en tant que peuple largement diasporique, tout en maintenant un objectif unique et une vision de ce que la décolonisation en Palestine veut dire. C’est un défi majeur. La société civile palestinienne témoigne d’avances immenses, que ce soit dans des pays comme les Etats-Unis, où le narratif change graduellement mais régulièrement, ou en Palestine même, où l’Intifada de l’unité continue à mettre en avant le travail fait sur le terrain. La prochaine phase est d’exploiter ce travail populaire et de faire converger ses succès disparates en une vision unique de la libération. Pour ce faire, les Palestiniens doivent faire l’expérience des valeurs que nous prêchons sur la liberté, la justice et l’égalité à l’intérieur de notre mouvement. Comment pouvons-nous établir des structures nouvelles, démocratiques, libres et représentatives pour mener la phase suivante de notre lutte et transformer notre mobilisation populaire en une vision politique ? Et comment ces structures pourraient-elles bâtir à partir de l’héritage actuel de la lutte palestinienne tout en s’adaptant aux réalités globales auxquelles nous sommes maintenant confrontés ?
Troisièmement, dans notre effort pour garantir nos droits internationalement reconnus, nous, en tant que Palestiniens, nous sommes souvent tournés vers le droit international et les pays occidentaux comme arbitres de la justice. Mais les puissances occidentales, comme les Etats arabes, ont historiquement échoué à tenir leur engagement vis-à-vis de la lutte palestinienne et ont favorisé et soutenu l’oppression par Israël des Palestiniens et l’expansion de sa colonisation des terres palestiniennes. Les Etats occidentaux et les régimes régionaux sont menés par l’auto-intérêt et la realpolitik, pas par la moralité ou la justice. Similairement, les Palestiniens espèrent bâtir sur le succès retentissant du mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) pour élargir la pression populaire pour un soutien des droits palestiniens. Pourtant le droit international et les mouvements de boycott, tout en étant des outils importants dans la lutte pour la libération, ne seront jamais le site de notre libération. En pensant à l’état du mouvement aujourd’hui, comment pouvons-nous déplacer notre objectif au-delà des tactiques de libération — par exemple, le droit international et le boycott — pour développer une stratégie politique de libération ?
Si les révolutions régionales et l’Intifada de l’unité nous ont enseigné quelque chose, c’est que le pouvoir des masses est immense, et peut réussir à renverser des régimes et à créer un changement révolutionnaire majeur. En même temps, ce pouvoir a manqué de capacité à créer un changement politique durable et des systèmes de gouvernance qui sont pluralistes et tournés vers l’avenir. Les forces investies dans le statu quo sont puissantes et il y aura toujours une ingérence régionale et internationale dans les champs de bataille de la région, particulièrement en Palestine. Les Palestiniens doivent retenir ces leçons. Et alors que la contre-révolution se fortifie, les Palestiniens et leurs alliés dans la région doivent penser au nouvel ordre du monde dans lequel nous habitons et étendre l’infrastructure du mouvement que nous construisons actuellement pour qu’il soit adaptable, bien connecté et juste.
https://al-shabaka.org/commentaries/a-palestinian-response-to-global-and-regional-trends/
Traduction CG pour Campagne BDS France Montpellier